Au fil de l'autre semblable

28 septembre 2024. Intervention à l'après-midi débat : l'étranger, 40 ans après. Séminaire psychanalyse et exogènee

Au fil de l’autre semblable.

Septembre 2024

« Voilà voilà que ça recommence », chante le poète1 tandis que d’autre crient « enough is enough » ou encore « ils doivent rentrer chez eux ». Ça recommence et cela ne finit pas de se répéter : l’impossible accueil et la haine de l’étranger qui s’entendent comme crainte de confusion, d’imprégnation, d’effacement des limites, dans une passion identitaire qui masque mal la peur de la jouissance de l’autre2.

Des naufragés du monde viennent s’échouer sur les rives de l’Europe et c’est peu dire que l’altérité fait épreuve, pour « eux » comme pour « nous ». Ils sont étrangers donc. Qu’est-ce à dire ? Être n’est-il pas d’emblée être différent ? Ils viennent d’ailleurs, certes, mais n’est-ce pas le cas de tous et toutes d’être issus d’un ailleurs, d’un monde qui nous est toujours propre ?

Qu’est-ce qu’un étranger ? Ce pourrait être celui qui est identifié à sa différence, ramené à sa seule altérité, à ce qui le fait autre, non semblable qui se retrouve exclu d’un partage possible. L’étranger serait celui avec lequel nous ne pourrions rien partager : il est désigné comme étant en extériorité. Désigné coupable donc, par la force du déplacement et de la projection : il incarne l’altérité qui rassure sur son identité propre.

Il y a certes cette expérience du devenir-soi qui se constitue, nous dit Freud dans Pulsion et destin des pulsions, dans la mise à l’extérieur de soi de ce qui est jugé comme mauvais. Ainsi l’objet naît dans la haine tandis que le moi se constitue de l’expérience de satisfaction. Il faut bien un soi et un autre pour que se constitue la possibilité du lien, un soi et un autre qui inaugure le couple amour/haine, en accointance avec les expériences de plaisir et de déplaisir qui fondent les catégories du bon, du mauvais et de l’étranger. Une dialectique qui peut s’actualiser à chaque rencontre avec une figure étrangère inconnue, vécue comme menaçante, étrange, inquiétante.

Pourtant, Heimlich, unheimlich, il n’y a pas d’étranger, de sentiment d’étrangeté qui ne ramène à soi, au familier. « Le refoulé est pour le moi, une terre étrangère, une terre étrangère interne, tout comme la réalité est une terre étrangère externe dit Freud dans les Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse3.

Et tout homme est une nuit, nous dit Lydie Salvayre4 dans un roman qui invite à être en paix avec l’étranger en soi pour pouvoir accueillir l’étrangeté de l’autre, accueillir l’étranger.

Il y a bien aussi expérience psychique de l’exil, commune à chacun, qui s’organise dans un double mouvement : mise à distance du familier et rencontre avec l’Autre, toujours étrange étranger. Ce temps est inaugural, il voit la naissance du sujet et dans le même temps, la présence d’un autre étranger à lui en lui. En ce sens, du point de vue de la subjectivation nous sommes tous des exilés, et la plupart du temps nous nous en sortons avec une expérience de l’angoisse dont l’élaboration signera nos singularités.

Mais les exilés de notre siècle eux, ont dû fuir et sont entré dans l’inconnu qui fait le monde toujours étrange et qui, en miroir, les rends étrangers à eux même. Ils s’échouent donc, fuyant les totalitarismes, la guerre, la faim, l’absence d’avenir, la torture, le viol et les violences. Ils sont là, étrangers en France mais étrangers partout : ils ont fui un ethos devenu hostile, inquiétant, étrange, dangereux.

C’est un mouvement de vie qui les fait venir ici, en quête de devenir et d’une réponse au champ de l’Autre qui ne serait pas que traumatique, mais aussi pacificatrice, les invitant au familier. Or l’accueil est rarement au rendez-vous. Exilés, souvent traumatisés, les voilà à la fois étrangers à eux-mêmes et étrangers à l’Autre.

Etrangère à l’Autre, Mme P semble l’avoir toujours été tant il n’y a pas eu d’Autre pacificateur dans son histoire : elle me raconte que sa mère malade ne pouvait s’occuper d’elle et qu’enfant, elle a été confiée à sa tante pour faire le ménage et s’occuper de ses neveux et nièces. Ses frères et sœurs étaient restés au domicile et, à la mort de leur mère ont rejoint leur père. Pas elle, qui dormait dans la cuisine de sa tante et mangeait ce qui restait du repas du soir…jusqu’à ce que la guerre détruise leur village. Elle a 16 ans et découvre les massacres, la fuite, les retrouvailles avec ses frères et sœurs puis leur séparation : dans la panique ils se sont perdus, elle n’a aucune nouvelle.

Il n’y a pas eu d’Autre capable de l’accueillir, de la consoler, de faire la place nécessaire pour que le sujet s’y loge et puisse construire un lien apaisé avec l’étranger, l’étrangeté, l’autre, le monde. Alors elle est partie en quête d’un Autre monde accueillant, pour exister et avoir un être à soi.

Mais la voilà étrangère au pays rêvé. Elle y a fait un enfant cependant, qui reconstruit un peu de familier. Mme P. vient au CMPP car elle s’inquiète que son fils soit un peu agité en classe.

Etrangère à elle-même c’est ce que semble me dire Rosalie, 16 ans qui a fui sa famille paternelle avec l’aide de sa mère et de sa tante pour échapper à l’excision. Mais sur la route elle est tombée, avec d’autres jeunes filles, dans un guet append organisé par des hommes. Elle s’en sortira, finira par faire « la traversée » pour arriver en France où la voici soupçonnée de ne pas être mineure. Elle est à la rue, heureusement accompagnée par Utopia 56.

De trauma en mauvaises rencontres : son parcours est une succession d’expériences de passivités extrêmes dans lesquelles la figure de l’autre est toute puissante, voire surpuissante et elle-même dans la plus totale impuissance face à l’emprise exercée. Ce qu’elle laisse entendre, difficilement, est l’indicible d’une expérience de passivation dont l’éprouvé renvoie à l’impuissance, à la mort, à la déchirure de l’être.

Une expérience de l’indicible qui, dans un premier temps, met l’autre à l’écart et qui a pour corollaire un dégagement qui vise à échapper à l’emprise, au regard et au savoir : au lien. Car la détresse, non reprise dans la relation est un puits d’inconfiance, d’incroyance, en l’autre, donc en soi qui fait rupture de lien. L’impossibilité de parler fait écho aussi au désaveu qui redouble le trauma. Il y a comme une omerta dans son environnement : on ne partage pas le pire entre exilés, pour ne pas être fragilisé mais aussi pour le mettre à l’écart. Il s’agit de ne rien en savoir, ce qui empêche toute reconnaissance par l’autre de l’expérience et la laisse seule avec le poids de l’étrangeté de la haine vécue envers elle, la haine destructrice subie, corps étranger qui l’envahit.

Elle a le sentiment d’être perdue, un sentiment qui viendra révéler la douleur de la perte. Très vite elle invoquera ce paradis perdu, un idéal relationnel avec sa mère qu’elle semble avoir incorporé. L’ombre de sa mère paraît en effet être tombé sur le moi avec une plainte mélancolique mêlant regrets, honte, douleur morale et dévalorisation d’elle-même.

J’entends, mais je pressens aussi dans cette tonalité mélancolique comme une tentative de retrouver du familier. L’incorporation pourrait devenir introjection qui lui permet de convoquer un temps idéal de la croyance et de la confiance disparue. En convoquant cet objet maternel investit d’une toute puissance, elle pourrait conjurer la toute-puissance des agresseurs lors de cette expérience confusionnante d’effacement des limites entre soi et l’autre, de colonisation de l’espace intime.

Il y a,n ous rappelle JB Pontalis5, un « croire primordial qui s’appuie sur la confiance », et qui est nécessaire à la métaphorisation du monde. Il s’appuie sur une relation entre le sujet et l’objet qui est à la fois « intervalle et enveloppement réciproque ». Cette confiance permet que soit « métaphorisé le réel », de dialectiser l’expérience, de soutenir la conflictualité qui fonde la subjectivité.

Pour continuer à faire l’expérience de soi en explorant le monde, il faut pouvoir s’appuyer sur cette expérience fondamentale de la confiance dans le lien à l’autre ; un lien qui soutient la découverte, un autre qui accepte d’être lui-même transformé par la rencontre, qui supporte la dialectique de l’étranger et du familier, de l’identique et de l’altérité, qui porte la tiercité et qui permet que se construise pour le sujet de l’autre semblable et de l’autre différent. Mais le trauma, rappelle Freud6 fait rupture et ne permet plus au psychisme d’assurer ce travail de liaison et de séparation.

A une confusion destructrice Rosalie oppose une confusion qu’elle voudrait heureuse, qui lui permet de conjurer la première, d’engager un travail d’élaboration et de refaire, par incorporation puis introjection, l’expérience d’une relation intersubjective structurante.

Je peux te faire un câlin ? me demande-t-elle après quelques mois de rencontre très irrégulières qui mettent à l’épreuve ma volonté à ne pas la perdre de vue : lorsqu’elle ne vient pas je la rappelle, ou passe par les correspondants sociaux qui s’occupe d’elle. Nous sommes dans une clinique du lien.

Un câlin ? Il m’est difficile de me défausser de cette convocation par une interprétation transférentielle. J’entends son mouvement de tendresse comme un appel, une attente, une nécessité de rapprochement de l’objet qui participe aussi d’un jeu de distance avec lui. Je l’enlace et elle me glisse timidement « Je t’aime ». Plus que jamais Ferenczienne, je l’assure aussi de mon affection. Je le prends comme un pacte de confiance, un acquiescement à la rencontre, et le lui dit.

Dans ce temps-là de l’après trauma, elle peut replacer un objet à l’extérieur, sans doute à la condition d’un pacte. Elle a besoin d’un autre, témoin de l’expérience du désêtre, à qui elle puisse faire appel, qui puisse l’accompagner et encadrer l’expérience par le regard et la voix, un autre qui légitime et valide son vécu par une rencontre.

« Rencontrer, dit Henri Maldiney7, c’est se trouver en présence d’un autre, dont nous ne possédons pas la formule et qu’il nous est impossible de ramener au même ». Un étranger donc.

Mais la rencontre, dès lors que l’on s’y prête, est aussi expérience de subjectivation commune. C’est ce que l’on peut reprendre avec Lacan a propos de la tûchè8 , la bonne ou mauvaise chance d’Aristote : coïncidence fortuite et hors programme, c’est à dire au-delà de la répétition, elle peut venir modifier la chaîne signifiante de chacun. Rapportée à la rencontre, la tuchè est assez proche de l’inquiétante étrangeté : elle fait altération commune, expérience qui soutient le familier et permet de se reconnaître dans l’autre étranger, dans l’étrangeté de l’autre, semblable à soi. La rencontre, par altération de soi et de l’autre, permet à l’altérité interne de reprendre place dans la psyché et de réengager le travail de liaison et de séparation.

C’est l’enjeu aussi de la démarche empathique Ferenczienne9 que je comprends comme capacité à entendre le même et l’étrangeté, l’identique et le différent; elle se soutient d’une vulnérabilité commune mais aussi d’une capacité d’altération, accueil de l’autre qui soutient la différenciation.

Ainsi l’empathie psychanalytique serait la perception de ce qui est étranger chez l’autre semblable à partir de l’expérience de l’étranger en soi. Des étrangetés qui peuvent être expériences communes et être reprises à ce titre. Cette aptitude à l’empathie que Rosalie est venue chercher sans doute, m’a permis de « sentir avec » par le biais de ce qui nous est commun, l’infantile, et d’entendre dans sa demande un appel à un pacte de confiance qui met l’objet en bonne distance, hors confusion, mais avec la possibilité d’un enveloppement commun (Pontalis). Donc, en le lui traduisant, j’ai dit oui au câlin.

1Rachid TAHA : Voilà Voilà. 1993

2 Voir Frédéric Baitinger : https://www.youtube.com/watch?v=1Xv0lnhtofY

3. Freud, (1933)Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984. p. 80

4 Lydie Salvayre. Tout homme est une nuit. Seuil 2017

5http://excerpts.numilog.com/books/9782070298143.pdf

6Freud. Au-delà du principe de plaisir. 1920

7Maldiney_L’existant_ Penser l’homme et la folie. 2007. p 229

8Lacan. Les 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le seuil 1973.

9Ferenczi, S., 1908-1912, Œuvres complètes IV, Paris, Payot, 1982