Groupe, collectif, etc...

Juillet 2011

« Si on peut dire que le névrosé est égocentrique et a horreur de tout effort pour coopérer, c’est peut être parce qu’il est rarement placé dans un milieu dont tout membre soit sur le même pied que lui en ce qui concerne les rapports avec son semblable ». Rikman, cité par Lacan

De la dimension du groupe, ou du collectif, il n’est pas rare que le psychanalyste se méfie, la reléguant en arrière plan de sa pensée et de sa pratique. Cependant, il est intéressant de repérer que Freud, comme Lacan, s’y sont référé pour penser la question de l’émergence du « je », nécessairement référencé à l’autre/Autre par le biais de l’identification. Leurs préoccupations nous semblent rejoindre deux conceptions différentes, qui pourraient paraitre opposée de la position du sujet émergent pris dans le social, qui ont des conséquences subjectives dans le politique.

Lorsque Freud pose que la psychologie individuelle est, d’emblée, une psychologie sociale et que Lacan insiste sur ce point que le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel, c’est pour souligner le lien de détermination de l’un à l’autre. Les liens qui unissent le sujet à l’autre rendent compte de leur détermination intrinsèque et trouvent leur pendant dans les théories de Freud et Lacan quant à la genèse du moi et à celle du rassemblement groupal, intimement intriquées.

Pour autant, le groupe n’est pas le collectif, et chacun des termes rend compte d’une structure différente dont le premier des traits différentiel concerne le rapport du sujet à lui- même et à l’autre dans les registres du narcissisme et de la castration.

Si Freud, dans sa MassenPsychologie, définit ce qui fait groupe par une identification primaire verticale au chef déterminant une identification horizontale des membres du groupe les uns aux autres, soit un trait identificatoire commun, Lacan soutient, à travers la métaphore des trois prisonniers, que ce qui fonde le collectif s’inscrit dans un temps logique qui fait naître l’altérité de la réciprocité. D’un coté, une différenciation primordiale est inscrite en extériorité, à partir de laquelle chacun va pouvoir se reconnaitre comme 2 identique ; de l’autre, l’altérité surgit dans le même temps que le « je », dans un mouvement qui fonde tout à la fois le moi, l’autre et le collectif.

Ces deux types de groupement, de façon d’être ensemble, peuvent être référés il me semble à deux formes « groupales » tout à fait repérable autour de nous : une forme classique, hiérarchisée qu’à l’instar de Castoriadis je nomme volontiers « groupe hétéronome », et une forme « autonome », qui vise à s’auto-instituer, dans laquelle chaque individu se différencie de l’autre dans un même mouvement d’auto-nomination, soit un mouvement de réciprocité différentielle. Ces formes, pour le moins minoritaires, nous les trouvons dans certains cercles analytiques, dans des structures de soin et d’éducation qui visent à minima la collégialité, et dans les formes autogestionnaires des circuits libertaires et alternatifs.

Il nous faudra préciser plus en avant les différences structurelles de ces deux formes de groupement dans leur rapport à la subjectivation, mais nous souhaitons auparavant poser la question qui a fondé cette réflexion : pourquoi observe t-on malgré tout, de façon récurrente, dans les lieux travaillés par l’idée du collectif des « appels au chef » ? Ces formes d’appel sont variées, entre fuite, abandon des responsabilités, demandes à un mandaté d’assumer un pouvoir qui appartient à chacun, désir d’immuabilité des mandats...Ce qui traverse le collectif ne paraît pas toujours suffisant à contenir ce qui pourrait être un symptôme : la quête d’un effet pacifiant venant d’ailleurs, l’appel à une loi externe.

Je ne répondrais pas nécessairement à l’ensemble de la question, qui demanderait moult développement, mais souhaite poser des pistes de réflexion, qui pour ma part marquerons les mois à venir.

Du groupe au collectif

Qu’en est il des différences de structure, en lien avec l’identification, entre les groupes hétéronomes et les groupes autonomes ?

La structure du groupe hétéronome tient de la prédominance d’une identification verticale posée d’emblée, qui fonde tout à la fois le groupe et le sujet social. Freud, en fin observateur, relève dans « Psychologie des foules et analyse du moi » que cette première 3 identification est primordiale dans le fonctionnement du groupe et est la condition de la seconde: l’identification mutuelle. « Une foule est une somme d’individus qui ont mis un seul et même objet à la place de leur Idéal du Moi, et se sont, en conséquence, dans leur Moi, identifiés les uns aux autres. ». Il s’agit là d’une identification des membres les uns aux autres qui suppose une certaine similitude des membres, une mêmeté, un identique. Cette similitude porte sur une même relation au chef : celui ci doit aimer chacun des membres d’un amour égal. Cette égalité permet la cohésion du groupe car elle évite qu’un individu se considère comme différent des autres, comme un être à part. C’est une exigence qui vise à ce que personne ne puisse être privilégié. Drôle d’égalité qui exclue la différence, dans un renoncement qui fait acte de loi mais renvoie chaque individu à une forme d’indifférenciation, à la masse. Il y a un dénominateur commun, une identification à une altérité suprême qui rassemble, une altérité qui est posée comme étant seule légitime. L’appel au père, dit parfois encore « appel à la Loi » vise alors à ce que soit maintenue l’indifférenciation de chacun dans la masse, à annuler le particulier et renvoie chacun au « on » du sujet impersonnel.

Ces formes de groupe, dont il est impossible de nier la présence omniprésente dans le social, sont, nous pensons, dans la lignée de ce que Cornélius Castoriadis nomme l’état d’hétéronomie de la société : « La collectivité ne peut exister que comme instituée. Ses institutions sont, chaque fois, sa création propre, mais presque toujours, une fois créées, elles apparaissent à la collectivité comme données (par les ancêtres, les dieux, Dieu, la nature, la Raison, les lois de l’histoire, les mécanismes de la concurrence, etc.). Elles deviennent ainsi fixes, rigides, sacrées. Il y a toujours, dans les institutions, un élément central, puissant et efficace, d’auto-perpétuation (et les instruments nécessaires à cette fin) – ce que l’on appellerait, en psychanalyse, la répétition ; le principal parmi ces instruments est, comme déjà dit, la fabrication d’individus conformes. J’appelle cet état de la société l’hétéronomie. » S’il importe de distinguer les deux dimensions que sont la société et les pratiques sociales, il n’en reste pas moins que ces dernières, dans leur forme hétéronomes qui est majoritaire, s’inscrivent dans la lignée de la première. Ainsi le social se perpétue dans la forme de groupes, qui reproduisent ce mécanisme leurrant d’hétéro-nomination dans une répétition de l’identique. Castoriadis appelle de ses vœux un état autonome de la société, qui saurait « explicitement qu’elle a créé ses lois, mais qui (se serait) instituée de manière à libérer son 4 imaginaire radical et à être capable d’altérer ses institutions moyennant sa propre activité collective, réflexive et délibérative ».

Philippe Garnier, différencie deux formes de groupes. Il y a, dit-il, les groupes « définis par une institution, par une société, avec ses règles, ses fondements, ses places.. ». Il en situe les ressorts du coté du narcissisme : « au plus près du même, chacun en éprouve la fascination mortifère et se voue à qui propose des différences- mais celles-ci sont décrétées, liées à un discours « du Maître », au pouvoir, à la hiérarchie.... ». En effet, si différence il y a, elles ne sont encore que la répétition, sans cesse renouvelée, de l’identification primaire selon Freud, c'est-à-dire verticale (hiérarchique) : multiplication des strates intermédiaires, dans un acquiescement référentiel (révérenciel ?) à des règles édictées d’ailleurs, dans un asservissement au désir de l’Autre. Il lui oppose des forme de groupe avec des individus « libres (...) qui n’ont pas besoin de prescriptions socio-instituées pour exister. Le clivage (dans ces groupes) est intra subjectif, lié à la castration et constitutif de tout sujet ».

Qu’en est-il de ces formes de groupes « autonomes », comment peut-on les comprendre, dans ce rapport dynamique qui articule le sujet au social ?

C’est peut être du coté de la version que Lacan propose de la naissance du « Je » et du collectif dans son article « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » que nous allons pouvoir en saisir les ressorts. Il rend compte d’une logique collective qui se fonde sur la réciprocité originaire et qui a pour effet de faire surgir le « je » dans une identification horizontale référée à une temporalité : l’instant de voir- le temps pour comprendre et le moment de conclure.

Placés dans une même pièce, les trois prisonniers se voient affublés d’un disque blanc dans le dos, qui pourrait tout aussi bien être noir, « hors de portée de son regard » en méconnaissance de ce qu’il a reçu, de ce qu’il est. Pour se définir, chaque prisonnier n’a comme possibilité que de « considérer ses compagnons », sans possibilité de communication. Le premier qui pourra conclure de sa propre couleur, en en rendant compte logiquement, sera libéré. La solution parfaite du problème est donné ainsi par Lacan : 5 « Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujet font ensemble quelques pas qui les mènent de front à franchir la porte. Séparément, chacun fournit alors une réponse semblable qui s’exprime ainsi :

« Je suis un blanc, et voici comment je le sais. Etant donné que mes compagnons étaient des blancs, j’ai pensé que, si j’étais un noir, chacun d’eux aurait pu en inférer ceci : « si j’étais un noir moi aussi, l’autre, y devant reconnaître qu’il est un blanc, serait sorti aussitôt, donc je ne suis pas un noir ». Et tous deux seraient sortis ensemble, convaincus d’être des blancs. S’ils n’en faisaient rien, c’est que j’étais un blanc comme eux. Sur quoi, j’ai pris la porte pour faire connaître mes conclusions ». C’est ainsi que tous trois sont sortis simultanément forts des mêmes raisons de conclure. ».

Et Lacan de poser « La vérité du sophisme comme référence temporalisée de soi à l’autre », plaçant « l’assertion subjective anticipante comme forme fondamentale d’une logique collective ».

Ce qui nous intéresse particulièrement dans ce texte est le processus de désaliénation qui surgit du mouvement qui va d’une réciprocité originaire indifférenciée à l’identification du « je » du sujet de l’assertion conclusive, en passant par l’altérité.

La naissance du sujet est en effet passage du sujet impersonnel (le « on » soit une relation indifférenciée, sans distinction), au sujet indéfini réciproque (le « tu », qui introduit la forme de l’autre comme pure réciprocité) puis au sujet de l’assertion conclusive, le « Je », qui, en même temps qu’il est affirmation, est référé à l’autre.

Le « Je » surgit de l’acte de conclure à partir d’un impossible à voir (trait négatif), en s’appuyant sur les actes du semblable (l’hésitation), dans un « acte qui anticipe la certitude ». Il résulte d’une identification horizontale inscrite dans une logique temporelle, et il n’y a pas de trait commun identificatoire qui fasse rassemblement, d’identification verticale. C'est-à-dire qu’il n’y a pas d’identification à une altérité qui rassemble dans une mêmeté, mais une identification au « je » de l’assertion conclusive, lui-même soutenu par l’urgence de conclure lié à l’incertitude, à ce qui manque de savoir dans l’Autre. La logique collective est logique qui s’articule autour du manque, un collectif de sujets participant d’une incomplétude. Elle permet de se dégager de l’aliénation du « on », de la réciprocité 6 pour permettre à chacun d’être un en fonction de l’autre, de s’inscrire dans une altérité réciproque.

Le sujet de l’assertion conclusive est, dit Lacan, de « la forme personnelle du sujet de la connaissance », soit un « Je psychologique. Pour autant, il rejoint le sujet du signifiant en tant qu’il se constitue par le fait qu’il parle, qu’il s’inscrit dans des énoncés identifiants. En même temps qu’il parle, ça parle de lui du coté de l’autre/Autre.

C’est en ce sens sans doute qu’il resterait à préciser la fonction de l’observateur, le directeur de prison, sous le regard de qui se joue toute l’opération. Observateur signifie qu’il est absent de l’opération, même s’il en a donné les enjeux et si c’est à lui que chacun doit rendre compte de ses conclusions, de son jugement sur lui-même. Ainsi il constitue dans l’opération même un opérateur dans la logique, prenant la place du « il », celui qui est absent mais qui n’en est pas moins signifiant.

Qu’en est-il de l’Appel au Chef dans les groupes hétéronomes et autonomes?

Nous l’avons évoqué, le groupe « hétéronome » semble se structurer autour de la solution imaginaire, dans une logique d’identifications verticale et horizontale, avec l’illusion de faire UN, confondant le moi et le je ainsi que le Nom du Père comme marque de l’absence et le sujet supposé s(avoir). Le trait unaire est pris dans l’Autre, dans un rapport à l’Idéal de l’Autre qui fonde l’Identification à l’UN, avec comme conséquence l’institution du UN du groupe, l’indifférenciation de la masse.

Véronique Sidoit a souligné dans un de ces textes que quelque chose ratait toujours de l’identification imaginaire : « Il y a un écart irréductible entre I(A) et l’objet (a) (sauf cas particulier comme l’hypnose) et nous pouvons aussi avancer que quelque soit l’objet extérieur, il ne viendra jamais entièrement se substituer à l’objet (a). L’écart entre l’objet (a), point de singularité du sujet dans son rapport au réel et l’objet factice extérieur qui se propose à cette même place, cet écart est nécessairement différent pour chaque sujet qui constitue une foule donnée. ».(V.SIDOIT. La foule à l’heure du discours capitaliste).

Pour autant, dans ces groupes, C’est le rapport à un Autre idéalisé qui fait « Un en tant que les sujets y trouve la cause de leur identification jusqu’à en faire le nom de leur identité et lui abandonner leur autonomie. Ce qui veut dire que cet Un de l’Idéal fait l’unité en tant que les sujets trouvent dans cet Autre idéalisé le trait unaire de leur identité. » (Christian Hoffmann, « Lacan et La politique d’Aristote », Recherches en Psychanalyse [En ligne], 9 | 2010, URL : http://recherchespsychanalyse.revues.org/538). L’appel et la référence au chef y sont la norme, et dès lors que celle-ci fonctionne, elle renvoie chacun à une position indifférenciée dans le groupe. Cet Idéal de l’Autre, incarnant pouvoir et savoir et permettant l’être ensemble n’est de fait jamais vraiment réussi, mais offre le confort de parer aux effets du manque à être (à minima), d’être assurée d’une place déterminée de l’extérieur par un Autre qui pense l’organisation et les méthodes, et qui est détenteur d’un savoir à partir duquel pourra s’organiser la demande. C’est sans doute dans ce souci de répondre au désir de l’Autre qu’il faut repérer ce qu’il peut en être du désir de conformité, voire de la passion d’obéir.

Cette configuration n’est possible que parce que la structure même du groupe ou de l’organisation la permet, et offre à tous un système imaginaire qui les protège de « la possibilité du vacillement de leur identité, de leurs craintes d'effondrement, de l'angoisse de morcellement réveillée et alimentée par toute vie communautaire, en leur procurant les cuirasses solides du statut et du rôle (constitutives de l'identité sociale). (Eugène Enriquez. Le travail de mort dans les institutions).

Il faut sans doute en revenir au mythe du père de la horde primitive pour en saisir les enjeux : Ce qui est soutenu dans le mythe, tel que l’a repris Lacan, est la fonction d’exception qui fonde la civilisation, soit la nécessité d’une absence pour qu’existe du collectif. Ce fait est de structure, et non d’origine : pour se définir comme collectif, il faut qu’il y en ait au moins un qui n’y soit pas. Cette fonction d’exception est posée en extériorité, et renvoie dans le mythe Freudien à la question de la transcendance, du divin : les fils se sont unis pour tuer un père à la fois haï, aimé et admiré, qui possédait toute les femmes et leur en interdisait l’accès. En le tuant, et le mangeant, ils « s’appropriait chacun une partie de cette force » (Freud P. 213). Cependant, devant une possible jouissance libérée du joug du père, ils se sont de nouveau divisé par la rivalité, chacun voulant le « Tout » de la jouissance laissée 8 possible par l’absence du père. C’est à partir de cet impossible à s’assumer comme « pas tout », et de la culpabilité liée au meurtre que sont nées les limitations morales et la sacralisation du père comme support de la loi.

Cette sacralisation vient parer à cette fonction de l’absence en instaurant un lien Idéal avec le « au moins un » qui n’est pas soumis à la castration. Pour autant, la culpabilité évoquée par Freud porte aussi sur cette exigence de jouissance pour chacun des frères, culpabilité qui nait de leur désir de prendre la place laissée vide par le père. Pour y parer, le totem, création groupale, vient réinstaurer l’absent, combler le vide.

Dans ce lien Idéal va pouvoir se loger les restes d’une jouissance pas toute barrée par le signifiant. Cette tentative commune de masquer le lieu vide en y logeant quelqu’UN rejoint ce que souligne Castoriadis lorsqu’il précise que « le hétéros, l’autre, qui a donné la loi n’est personne d’autre que la société instituante elle-même, laquelle doit, pour des raisons très profondes, occulter ce fait » .

La solution imaginaire vient substituer à la fonction d’extériorité une fonction en verticalité qui incarne la première : in fine, la place est occupée soit sous la forme d’un lien Idéal sacré (le totem), soit sous la forme du leader de la MassenPsychologie : dans les groupes hétéronomes, c’est autour de la figure du chef ou de ses représentants que se cristallisent les demandes d’amour et de reconnaissance avec leurs cortèges d’espoirs, de frustrations, d’exigences, de rivalité, dans un lien certes ambivalent et parfois critique, mais jamais remis en cause. Cet habillage imaginaire de la fonction d’extériorité renvoie à un principe de subordination, à l’institution de la hiérarchie en tant qu’elle est « commandement sacré » (Hiéros-archia) incarnée. De fait, seul UN devient le signifiant du groupe, en sait quelque chose et peut en répondre. Il lui revient la responsabilité de la cohérence et de la cohésion, du sens à tenir ensemble, ce qui lui donne autorité sur ces questions, autorité dont les membres du groupe sont libérés.

Qu’en est-il de la fonction d’extériorité dans la logique collective, dans les groupes « autonomes » ?

Dans la métaphore des trois prisonniers, si le directeur de prison donne les enjeux d’une énigme à partir de laquelle chaque prisonnier devra témoigner de ce qu’il en est pour lui, ce 9 n’est pas vers lui qu’ils se tournent pour en savoir quelque chose, une vérité dont d’ailleurs il ne sait rien : « ce qui manifeste bien la valeur essentiellement subjective (..) de la conclusion du sophisme, c’est l’indétermination où sera tenu un observateur (le directeur de la prison qui surveille le jeu, par exemple) devant le départ simultané des trois sujets, pour affirmer d’aucun s’il a conclu juste quant à l’attribut dont il est porteur » (p. 206). Si, de son extériorité, il occupe une fonction logique dans la possibilité d’assertion de chaque sujet, sa place devient obsolète dès lors que chaque un pourra énoncer ce qu’il en est de sa vérité, pourra parler en son propre nom.

La conclusion des trois prisonniers est la même mais le processus qui les y mène ne relève pas d’un trait identificatoire commun. Il résulte d’une série de manque (à voir, à comprendre et à conclure) qui les amène à poser un acte. Cette sortie précipitée commune fonde une autre manière d’être ensemble, dans un processus de subjectivation qui est au- delà de l’identification moïque, dans un certain dégagement de l’illusion d’être UN. C’est en ce sens que le fonctionnement collectif, rassemblement de sujets désirants participants d’une incomplétude, rejoint le projet d’autonomie posé par Castoriadis. Il est un projet qui vise, pour le sujet, le groupe et la société un au-delà de la pulsion de mort en tant qu’elle est « permanence dans l’identité », qui a pour but non pas le bonheur mais la liberté, soit la possibilité de s’interroger sur ses significations imaginaires et la capacité de s’auto- transformer.

Il me semble que le groupement qui tend à s’inscrire dans un fonctionnement collectif cherche à se dégager des effets de l’identification imaginaire, à proposer un autre lien social qui prend acte du manque dans l’Autre. Dans le même temps (logique !), il doit prendre acte aussi de sa propre inconsistance, du fait de n’être pas « UN ». Cette indétermination, ce manque de garantie donné du lieu de l’Autre permet un certain dégagement avec la fonction d’un Idéal du Moi commun, offre à chaque un de ne pas être figée à une place qui lui serait assignée. Cette incertitude quant à l’être et quant au lien social rejoint ce que disait Claude Lefort de la démocratie constituant pour l’homme « l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du pouvoir, de la loi et du savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre » (Lefort 1986 : Essais sur le politique. Seuil. Paris.) Elle est exigence de création, d’invention et se soutient de la possibilité pour chacun de reprendre 10 en son nom la question qui lui est posée du lieu de l’Autre pour y répondre de sa propre vérité. L’exigence de démocratie, nécessairement directe, est dans le fonctionnement collectif ce qui soutient la possible subjectivation de chaque un, et du groupe lui-même.

La position est inconfortable, le sujet comme le collectif étant mis en position de se ré- inventer sans cesse. Cet écart avec l’Idéal du Moi ne suppose pas que cette fonction ne soit pas opérante comme opérateur commun : elle peut s’inscrire dans des valeurs, des buts, des idées mais doit supporter de n’être « pas toute », ni incarnée par Un qui en garderait la place (comme ce peut être le cas dans la démocratie dite représentative, que Castoriadis appelle oligarchie libérale). Ainsi les places de représentations doivent faire l’objet de permutation, pour éviter que quelqu’un s’y « colle », ou qu’on l’y colle..Si UN il y a, il s’agit d’Un de distinction, de séparation, c'est-à-dire le UN « de la pure différence signifiante, dont l’effet de non-identité est la perte de jouissance. » (Christian Hoffmann, « Lacan et La politique d’Aristote », Recherches en Psychanalyse [En ligne], 9 | 2010, URL : http://recherchespsychanalyse.revues.org/538).Le Un est posé aussi du coté de l’autre du fait que chacun est Un est fonction de l’autre, autre de l’autre, ce qui n’est pas le semblable. L’asymétrie des places qui permet le discours est inscrite dans l’altérité, au-delà de toute exigence égalitaire au sens de l’indifférenciation.

Pouvoir et fantasme d’Unité

Cette différence de structure étant évoquée, il n’en reste pas moins que, dans les aléas du vivre ensemble, la question du pouvoir et de son exercice reste posée : de fait, si Claude Lefort affirme que le pouvoir est devenu un « lieu vide », il n’en reste pas moins que quelques uns veuillent s’en emparer, et que beaucoup sont prêt à le leur laisser.

Lefort reprends la question du statut du pouvoir en différenciant le régime monarchique, où le pouvoir était « incorporé dans la personne du prince », figure du « Un » qui donnait corps au social, le régime totalitaire ou apparait le « phantasme du peuple-un », récusant toute différence, et le régime démocratique instituant le pouvoir comme lieu-vide, n’appartenant à personne, pouvant être exercée par chacun. Pour autant, dans nos sociétés dites « démocratiques », comme dans les microcosmes qui en résultent que sont les groupements 11 et les organisations, la tentation de quelques un d’occuper la place et de la plupart d’y laisser Un est constante et s’inscrit dans un fonctionnement institué qui « va de soi », et n’est que rarement interrogé. Ainsi la place du pouvoir est toujours occupée par des « professionnels » de l’organisation, de la gestion, de la politique dans une structure hiérarchique qui relève de la délégation d’hétéronomie.

Nous posons l’hypothèse que la logique hétéronome, dans nos sociétés, semble s’appuyer sur un fantasme d’unité. Lefort souligne que le pouvoir, dans la logique démocratique, demeure « l’instance par la vertu de laquelle (la société) s’appréhende en son unité, se rapporte à elle-même dans l’espace et le temps ». Soit nous semble t-il, une société qui peine à se soutenir de sa division et tente de palier l’incertitude en instaurant des représentations sociales autour d’une seule division : ceux qui ont le pouvoir et les autres (Castoriadis, autogestion et hiérarchie), réinstaurant ainsi de l’UN. L’imaginaire social se satisfait de cette nouvelle structure du pouvoir qui marque la différence avec la monarchie et le totalitarisme, mais qui nous semble avoir peu de choses à faire avec la démocratie tant l’aliénation reste dominante en prenant la forme d’une oligarchie élective dans tous les pans de la société.

Dans les groupes qui visent à l’autonomie, Le fantasme d’unité, qui vise à une homogénéité dans le corps social n’est pas absent, qui s’articule également autour des logiques de pouvoir.

Un ami psychanalyste me glissait une fois que le souci de la permutation des fonctions est qu’il y en a toujours un, à un moment, qui s’y trouve à sa place et à y loger sa jouissance. Elysée Reclus affirme que « Dès qu’un homme est nanti d’une autorité quelconque, sacerdotale, militaire, administrative ou financière, sa tendance naturelle est d’en user, et sans contrôle. »( L’évolution,..p.118. Lux). C’est un peu rude, et il n’est pas certain que la tendance soit naturelle, pour autant le risque est sérieux, que quelqu’un puisse s’y croire. De son coté,

Ainsi il s’agit, dans une logique collective, de ne pas céder sur sa part de travail quant à l’organisation et au sens du vivre ensemble, de ne pas la confier à UN qui pourrait ou saurait 12 plus, et d’éviter que quelqu’un puisse s’y croire d’en détenir quelque chose. Mais de ne pas abandonner à l’Autre son autonomie, on y perd (ou on y gagne) d’être confronté à son manque à être. De cette confrontation, chaque un devra y répondre de là où il en est et il faut admettre que cela ne va pas de soi.

Qu’observons nous : dans les groupes qui visent à un fonctionnement autonome, lorsqu’ apparaît une forme de place qui se distingue, sous la forme d’un mandat (qui touche à la question du pouvoir donc..) ou d’un savoir supposé, il y en a toujours quelques uns qui s’installent dans un phénomène de référence systématisée qui, s’y on n’y prenait garde, pourrait bien devenir de la révérence quasi hiérarchique. D’autre part, ou plutôt de façon quasi corolaire, des logiques de rivalités agressives surgissent, vis-à-vis des mêmes personnes, sur la base d’une défiance, ainsi que d’autres phénomènes de rivalité qui ont pour enjeux la place de chacun par rapport à cette référence imaginaire qui devient, de fait, incarnée. Ce sont ces phénomènes que nous avons appelé « appels au chef », des appels à une loi externe, une tendance à l’hétéronomie.

Ainsi parfois, la fonction est tellement prise au sérieux que celui qui s’y met n’échappe pas à une place d’exception et à ses avatars imaginaires. De là peuvent surgir ce qu’il est convenu d’appeler des « phénomènes de groupe », effectivement identiques aux effets imaginaires du fonctionnement groupal.

Faut-il y voir une nostalgie de la figure d’autorité ? Ou bien un appel à ce qui est reconnu de fait dans nos sociétés, soit la hiérarchie des positions sociales traditionnelles basée sur l’idée d’un savoir ou d’un pouvoir supposé, qui donnent à chacun une identité ?

Le moment de conclure ne va pas de soi, et « l’appel au chef » semble être un appel à une instance qui dédouanerait le sujet de sa responsabilité de dire « je », de se dégager de ce moment où il se soutient de sa solitude. Cet appel s’inscrit me semble t-il comme réponse à l’insupportable de l’incertitude et de la différenciation laissant le sujet seul avec son reste de jouissance. Il faut bien en effet qu’il le loge quelque part !

Lorsqu’un collectif s’inscrit dans une logique qui vise à instaurer en permanence le mouvement de subjectivation, en une expérience inaugurale à chaque fois renouvelée, il ne peut pas échapper à ses achoppements. Ainsi si la subjectivation passe par l’acte de conclure 13 pour soi-même en s’extrayant de la réciprocité, de l’indifférenciation, elle n’est pas moins l’issue d’une expérience vécue dans le champ de l’imaginaire. La dimension de l’Idéal n’est pas absente, qui se soutient au niveau du groupe lui-même, de quelques uns, ou de quelques figures emblématiques, pour un temps. La tendance à déléguer à Un les affaires du groupe, à l’identifier à sa fonction, à se dégager de toute responsabilité, à confondre mandatement et représentativité participent de ce rapport à un idéal unifiant, fusionnel qui, à travers « l’appel au chef » renvoie au « on » du sujet impersonnel, au UN de la communauté. Un autre axe, dans le registre du narcissisme, est celui de la dualité imaginaire (le « tu » de la pure réciprocité) et de sa cohorte de phénomènes agressifs et de rivalité.

Le moment de conclure, en tant qu’il permet un au-delà de la captation identificatoire par l’image, de s’extraire de l’aliénation du fantasme de l’égalité et des effets de rivalité liés à la pure réciprocité, s’il s’offre comme un possible, n’est pas pour autant une garantie. Le processus de subjectivation, comme le projet d’autonomie n’offre comme garantie que le processus en lui-même, porteur d’un devenir singulier.

Aussi est ce bien le processus qu’il faut soutenir, sa structure logique qui se tient d’être prise dans les effets d’un in-su: c’est bien parce que les fonctions du sens, du savoir et du pouvoir ne sont pas occupées par UN que peut s’inscrire à transformer le social, à s’inscrire dans une dimension instituante et d’advenir en se comptant un+un+un+....