Inter-prêter, pour un transfert sans promesse

Mars 2021

La rencontre psychanalytique m’apparait parfois comme une expérience aporétique : elle s’appuie sur un lien transférentiel au risque de l’aliénation pour un devenir qui ne peut être une promesse de liberté (toute promesse est un retour d’aliénation). Quelle déprise est possible dans la prise imaginaire qu’est le transfert ?

La relation analytique offre, par la rencontre singulière et l’expérience de transfert un espace de re-je(u). Dans cet espace ce qui peut advenir reste en énigme sans être voué à l'inconnu : il reste imprévu mais porté par le lien, dans le transfert, et le jeu. La psychanalyse n’est pas en promesse et s’appuie sur une éthique du singulier qui procède d’un acte, psychanalytique. Quel est cet acte ? Dans cet écrit je le borde du côté de la rencontre, de l’étai et du transfert, pour lequel la question de son interprétation fait le style de l'analyste, à chaque fois réinventé.

M. P me dit en début de séance : " J'ai vu "En thérapie" et je comprends encore mieux le travail que l'on fait" puis, alors qu'il raconte un souvenir d'enfant en association libre, s'interrompt pour m'adresser : "mais je m'arrête là parce que l'interprétation c'est votre travail". Je m’entends lui répondre "Mon travail est de vous y accompagner", laissant en suspens la question du lieu engagé dans le 'y" et lui enjoignant de continuer son récit associatif.

Dans le même temps je pense à Jean Oury, à cette phrase qui m'accompagne "Qu'est-ce que je fous là?" et au Che Vuoi repris par Lacan dans son séminaire sur l'angoisse. Cette injonction à faire est aussi une assignation à être (être comme le monsieur thérapeute de la télé) et est en lien avec la demande, le rapport au savoir et la place de l'analyste. Le transfert ici est la répétition d’une demande et la mise en œuvre d’une dépendance au savoir de l'Autre et d’une croyance en son savoir. Je lui rappelle la règle de l'association libre qui engage le sujet dans un travail de recherche de ce savoir qu'il suppose à son analyste.

Comment ne pas se défaire de la demande sous prétexte de la règle ? En m’assignant en position d’interprétance M. P porte une demande de sens donné pour colmater l’angoisse, pour la masquer. De cette angoisse cependant il pourra enfin en dire quelque chose : en évoquant des moments de détresse en solitude, de sentiment d’impuissance qui font sens avec cette anxiété qui surgit quand sa compagne va sans lui. Je clos la séance : « Nous y reviendrons ». Ce n’est pas une promesse mais un engagement sur lequel va se fonder une confiance qui se dégage de la croyance dans un Autre tout puissant pour tenir une croyance dans le lien et dans le cadre qui permettra de dé-voiler, d’accueillir, et de reprendre les effets d’angoisse : une transformation du fantasme.

C'est possible avec lui parce que c’est sa question : peut-il avoir une pensée propre sans avoir à se défaire de l’amour de l’autre ? Ce ne l’était pas avec Mme S : avec elle la relation de transfert est complexe, ambivalente qui s'accroche et se décroche, me- nous mettant en in- stabilité, in-confort, in-quiétude : elle vient, ne vient plus, pleure, se retire, m'agresse verbalement (in-capable) puis revient.

Il faudra d'abord travailler le lien, la confiance, une promesse à être là malgré tout, en attache, porter de l’amour de transfert en s’autorisant de « l’amour nécessaire », comme le dit Pierre Delaunay, en prêtant son appareil psychique pour nommer, traduire ce qui se joue au risque d'une violence (Aulagnier) ou d'une séduction originaire (Laplanche) : une aliénation qui viendra soutenir la propre fonction de traduction du sujet, porter l'épistémè. Auparavant, l’enjeu sera de construire une relation qui rendre possible l’avènement de représentations en tissant le lien qui fera contenance psychique et en supportant les attaques : tenir! Inter-préter est ici prêter sa capacité à tenir et à nommer, à être dans le lien et à attraper ce qui circule de représentation. Un prêt sans dépossession, sans aliénation en étai du transfert imaginaire qui s'appuie sur la relation intersubjective, en préalable. « Je n’y crois pas.. » dit-elle souvent. En quoi ? En qui ? A ce qu’on fait, qu’elle puisse s’en sortir, à l’intérêt sincère d’un autre pour elle. Elle n’y croit pas et ressasse, geint, se rend mal aimable : il ne faudrait pas que je puisse y croire moi, que je puisse quelque chose pour elle, qu’elle puise aller mieux : compulsion de répéition. Cependant elle revient, me mettant à l’épreuve de devoir y croire, à son devenir : il faudra que je sois capable.

Le transfert, nous dit Freud, est déplacement : temporel du passé au présent et d'une relation à une autre. Il se repère dans la plainte, la demande, l'amour de transfert.

Interpréter le transfert fait il 'aliénation ? C’est une position de Lacan pour qui le transfert pose l’analyste en position de sujet supposé savoir. D’occuper la place vide du désir de l'Autre, l'analyste soutient, de son interprétation l'aliénation par la suggestion. Il y oppose le silence et la scansion signifiante comme réponse juste. La relation de transfert est-elle à repérer comme aliénation car prise dans un idéal qui se soutient de l'extension narcissique? Elle serait un substitut avec ses logiques de pureté et de promesse de satisfaction, promesses imaginaires du côté du sujet qui seront à dévoiler dans la demande.

D’autres à l’inverse, soutiennent que la confrontation au silence risque de maintenir les effets d’idéalisation du transfert et de la personne de l’analyste, qui se maintient (voire se construit) en position de maitre. Les effets d’idéalisation sont autant de résistance face à la promesse de désarroi absolu qu’offre le silence et à la confrontation avec la mort comme seule maître. L'Interprétation doit rester au fondement du processus analytique et concerne le contenu ou le fonctionnement de l’inconscient en repérant et nommant les déplacements.

Avec Mme S. je n’en suis pas dans les premiers temps avant dégagements, à me poser des questions : elle m’interpelle du côté d’une présence assumée (que je suppose être une demande d’amour sans désir, avec son versant d’attaque), d’un être là malgré tous ses effets d’agressions de la rencontre. Il ne s’agira jamais de dévoiler, mais toujours de border dans une présence qu’il faudra forte. La demande ? C’est parfois du côté de l’analyste qu’elle se posera quand il faudra appeler pour s’assurer qu’elle est bien là, quelque part, et qu’il serait souhaitable qu’elle revienne. Je l’attends. C’est dire que pour pouvoir se poser comme objet du désir de l’Autre, il faut que puisse y surgir également une demande, qu’il puisse se faire désirant, un désir qui relève du répondant, voire de l’Einfülhung Ferenczien : d’un être-là empathique. Il faudra du temps avant de pouvoir interpréter le transfert, le temps de le tenir à partir de ce qu’elle peut en supporter, le temps qu’elle puisse faire l’expérience d’une continuité de relation dans laquelle elle serait en confiance, voire en abandon avec la certitude ne pas être abandonnée. Plus qu’interpréter, il faudra prêter des représentations qui permettront de traduire la douleur, autrement, qui feront dé-collage après leur reconnaissance. Il lui faudra faire l’expérience que quelqu’un puisse y croire, en sa transformation, en elle : la reconnaisse comme capable (ce qui serait la fonction du père de la préhistoire individuelle).

L’interprétation fait violence, dit Pierra Aulagnier, et de cette violence s’anime la pulsion épistémologique. A la condition de pouvoir la supporter... ce que répète Mme S. est l’expérience de détresse, d’hilflokitseit qui n’a pas permis l’expérience de certitude tranquille quant au rapport à l’autre. Ainsi longtemps je limiterais ma fonction d’interprétance à la nomination des émotions qu’elle amène en séance, au téléphone, auxquelles elle me renvoie moi-même : une mise en forme des éprouvés pour qu’ils puissent de détacher du corps dans une expérience tranquille, et devenir objet de pensée, un peu à l’écart du ressenti. J’essayerais de tenir une fonction d’interlocuteur « qualifiant et subjectivant » dans son environnement. (Aulagnier), pour que puissent devenir assimilables l’exigence de travail de la pulsion et la rencontre avec le monde. C’est elle qui me dira : « chaque fois je refais mon abandon, chaque fois vous faite le pont et maintenant je peux pleurer tranquillement ».

Nous reprendrons ces éléments qu’elle rapporte après chaque expérience réussie de disparition qui sont à entendre non comme passage à l’acte mais comme actes en passage, en quête d’un lien qui tienne, d’un pont entre soi et l’Autre, une réponse à sa demande d’amour. Car de la confrontation au manque dans l’Autre elle y a été, en des-être : sans que lui soient donné la possibilité d’y répondre, ni d’y croire vraiment. Je ferais suppléance, sans silence, dans la construction partagée d’un savoir qui puisse voiler le « troumatisme », celui auquel la renverrai le vide du silence, même scandé. Ainsi il s’agira surtout d’un transfert en acte dans lequel l’enjeu sera de croire en elle, et que puisse se perlaborer les résistances pour soutenir les tentatives de symbolisation repérables dans les répétitions d’absences.

Mme S, après quelques années, a assez avancé dans ce travail de certification de la certitude pour que je puisse transférer le transfert : je quitte Corbeil-Essonnes pour me rapprocher de Paris. C’est moi qui ne serais plus tranquille à l’idée de la laisser là. Elle sera la dernière à quitter le cabinet : je reviendrais spécialement pour elle plusieurs semaines car trouver un-e thérapeute/:analyste dans des conditions supportables pour elle n’a pas été une mince affaire, mais la quête a abouti. Elle m’a d’abord appelé toutes les deux semaines ; elle m’appelle encore tous les trois mois environ. Je suis là.

Mme R vient depuis longtemps. Depuis longtemps aussi elle rend compte de sa difficulté à exister pour elle-même dans sa fratrie, ses relations amoureuses, son groupe de collègues au travail. A la fois en décalé (ne pas y être vraiment) et dans le désir de répondre aux besoins des autres pour qu’ils l’y reconnaissent. Elle a parfois des périodes d'interrogations profondes dont elle m'adresse les questions avec la certitude que j'en sais quelque chose, et maintient sa plainte de ce que personne ne réponde à son désir d’être là.

Elle témoigne alors d’une surestimation du savoir en l'autre qui me semble-t-il, vise à se garantir de la perte d'amour, avec des effets d'emprise sur soi et l'autre. Cet amour de transfert, dans la demande fait processus d'idéalisation qui vient dire quelque chose du rapport à la perte et du renoncement, et à la quête de garantie de satisfaction.

C'est dans la répétition de la demande en résistance que j'interpréterai le transfert :

« Qu'en pensez-vous ? », m’interroge-t-elle de nouveau, interrompant, encore, le fil associatif qui tournait en boucle autour de l’absence, toujours . Jouant sur l'homophonie je me désigne et lui répond : Campens (qu'en pense) Karine. Et vous? J'appuis mon dire par une interpellation gestuelle.

Elle réagit en deux temps : un premier temps de déconcertation puis un éclat de rire. "Vous répondez de vous" me dit-elle, "et vous jouez". Elle associe sur sa mère qui ne répondait pas à ses « pourquoi » incessants ni à aucune autre question "pas même un peu" ajoute-t-elle. "Pas même en jeu".

Que demandiez-vous à votre mère ?

Se rejoue dans le transfert ce rapport à une mère absente pour ses jeux en Je, qui ne lui réponds que pour la renvoyer à ses fragilités (enfant prématuré qui a inquiété toute la famille, elle s'entend dire tout le temps "fais attention ! »). Le danger, l’absence, la peur, la solitude : c’est « pour de vrai». Elle ne sait pas grand-chose de ce vécu de nouveau-né dont on ne lui dit rien mais dont le signifiant « fragile » fait identité du lieu d’un Autre, qui ne répond pas par ailleurs. Elle s’accroche à ce qu’on lui donne en identification. De cette absence de jeu et de répondant du côté maternel, elle en a fait une souffrance d’abandon qu’elle remet en jeu par des impossibilités d’y être, avec les autres dans la vie, et par des questions et des demandes répétées à son analyste auxquelles il ne faut pas se dérober, sans réparer, avant d’interpréter à partir du transfert. De ces assignations à la fragilité qui empêchent un mouvement de découverte elle pose sans cesse le savoir du côté de l’Autre et ne s’autorise pas : sans réponse ni autorisation. Il faudra, dans le transfert, que je le lui autorise la possibilité d’en savoir quelque chose, en lui proposant cette construction en pensée d’attente, qui fera son chemin.

Dans cette demande adressée se pose aussi la question d’y croire, c’est-à-dire d’être en confiance dans le mouvement entre présence et absence qui permettra les retrouvailles et qui construira une permanence ; dans la possibilité également de déployer une demande qui sera accueillie avant de pouvoir être transformée par les chemins frayés par les associations, et cette parole prêtée par l’analyste dans l’interprétation ou la construction.

Il y a nécessité d’être cru pour pouvoir croire et c’est un temps logique de la relation de transfert. Accueillir la demande, la parole, prendre au sérieux le besoin de présence est un préalable au transfert dont l’effet de confiance va être porté par un jeu, une articulation entre absence de l’autre/Autre et certitude de sa présence. C’est parce que la demande au psychanalyste est, pour Mme S comme pour Mme R. demande d’aide qui renvoie au dés-aide que la fonction de Nebenmensch est celle à laquelle se prête l’analyste ; Il est inter-locuteur qui entend l’appel, qui y prête attention et qui y répond justement : qui se prête dans la relation (inter-prête) comme destinataire d’une parole dont il faudra retrouver les adresses.

Inter-préter est aliéner si le savoir est vérité et sachant, s‘il s’appuie en imaginaire sur la croyance de l’analysant sans assumer l’in-croyance qui permettra au sujet de s’entendre dire, et de remanier, par lui et avec l’aide de l’autre, son récit. Si Freud, dans la question de l’analyse profane, rappelait que l’analysant se met au travail parce qu’il « croit l’analyste », c’est aussi au sens de la confiance qu’il faut l’entendre : l’analyste est celui à qui l’on peut se fier, parce que lui sont donnés, dans le transfert, des attributs qu’il faut entendre sans se prêter à s’en croire détenteur. Ne pas s’y croire n’empêche pas- un temps- le sujet d’y croire, mais lui donne la possibilité de s’en dégager par la production d’un sens qui n’est pas inscrit par avance, qui se découvre.

C’est le rapport d’incertitude de l’analyste au savoir dans l’Autre (un Autre qui serait tout puissant dans le savoir) qui permet de soutenir le transfert pour en permettre l’interprétation tout en offrant d’emblée la possibilité de s’en déprendre, pour que se joue du dé-collage, de la séparation. Etre analyste nécessite de croire sans « s’y croire », de dire sans vérité sans pour autant dé-dire le dit de l’autre pour permettre, in fine que puisse se jouer une déprise de l’adresse transférentielle, tout en maintenant son attention, sa capacité d’accueil.

Il me semble que l’anticipation du côté de l'analyste participe de la technique et est ce qui lui permet, en éthique, de porter le temps de l'aliénation, dans l’adresse, et dans la perspective de son dégagement. Reprenons la séance avec M. P : « Mon travail est de vous y accompagner ». Le lieu du « y » est d’abord ce lieu, qui se construit ensemble mais qui est de la responsabilité de l’analyste, un lieu dans lequel le sujet va pouvoir, en sécurité, faire « son travail ». La sécurité, nous l’avons vu, relève de la posture d’accueil de l’analyste qui s’autorise de la place du Nebenmench, sans s’y croire, une mise en sécurité qui engage le travail d’analyse.

Quel est ce travail, cette « mise au travail » en analyse ? L’arbeit » freudien est travail de soi sur soi qui, soutenu par l’interprétation du transfert, peut en permettre selon moi la perlaboration comme autre condition d’une désaliénation. Un travail qui passe par le jeu : des associations, des signifiants, des interprétations, des présences-absences, un jeu de cache- cache avec les assignations, les identifications qui permet de soutenir un sujet de l’énonciation qui se joue des énoncés.

C’est parce qu’elle peut être perlaborée que l’interprétation est ouverture. Le « durch arbeit » est un travail « en soin », qui vient se dégager d’une interprétation comme effet de vérité (fut elle la mort inscrite dans le silence obligé de l’analyste) énoncé du lieu de l’Autre, pour se reprendre en ritournelle à partir de ce qui fait répétition dans le transfert.

Interpréter le transfert en tant qu’il est résistance pour tenter un dénouage et soumettre, non pas un sens nouveau mais sa possibilité. L’interprétation doit pouvoir s’offrir comme effet d’ouverture du passé, par le présent vers un possible. Interpréter est proposer des représentations à partir de ce qui se dit et se re-joue, de ce qui se repère du manifeste et du là-tant dans le discours, et de ce qui peut se construire dans le repérage des effets du déni ou de la forclusion. L’acte d’interpréter, permis par la règle (la libre association qui engage une circulation nouvelle des représentations et leur remaniement) vise à soutenir le désir d’en savoir quelque chose pour l’analysant dès lors qu’il ne s’impose pas.

Il se propose en effet d’ouverture sans perdre de vue le chemin en désir que fraye l’analysant, et qu’il importe de suivre à partir de là où il en est. Il s’agit, pour moi, de permettre un transfert dans lequel l'interprétation n'assigne qu’à la possibilité de désirer, pour ne rien présumer du devenir et porter un advenir dans le sens ou s'engage une transformation. Ne rien pro-maître, sinon, paradoxalement, la séparation, mais permettre (pair-maitre), œuvrer à ce que du sujet ad-vienne dans une dialectique entre ça et le je, à partir de là où il en est, dans une praxis instituante (Castoriadis).