Narcisse à sa source

Intervention au Séminaire Atelier "Psychanalyse et Exogène". Après midi du samedi 27 octobre 2025 autour du thème "Un narcissisme comtenporain?"

« A la maison verte, nous sommes tous et toutes les fils et filles du langage, de l’intime rencontrant le social, en dehors de la séduction d’un savoir défensif qui protège de la rencontre ». Léa Didier. Psychanalyste, Accueillante à la Maison Verte. Colloque du 20 septembre 2025. Cette phrase de Léa Didier permet de revenir à une idée de la psychanalyse comme effet de rencontre, et a fait écho avec ce travail que je finalisais.

Il y a, dit-on dans les cabinets d'analystes ou dans les lieux de soins, de plus en plus de pathologies dites "narcissiques", d'expression de "sujets sans limites", des sujets effets d’une modernité qui produit de l'individualisme forcené.

C'est Christopher Lash qui a importé cette idée en Europe, à partir de son constat américain d'une "culture du narcissisme", d'une structuration de la personnalité en lien avec une structuration sociale qui fait la part belle à la compétition et à la rivalité, à la vulnérabilité des liens sociaux et familiaux. Ce serait donc une modernité ancrée dans un capitalisme compétitif qui influerait l'individualisme moderne dans le sens du développement de personnalités centrées sur le développement de soi. Le sujet narcissique de Lash serait en refus de toute rencontre avec un tiers et voulant annuler la séparation entre lui et l’environnement.

Nous pourrions nous arrêter à ce constat, qui peut aussi être confirmé par la mode du développement personnel depuis les années 80, l’inflation de l’égopsychologie, les injonctions à l'épanouissement et à la réalisation de soi, et la psychologie positive qui a aujourd’hui pris le relais avec son injonction au bonheur dans un monde dont les fondements semblent s’effondrer... Nous pourrions accéder à cette observation en hurlant avec les loups contre le déclin du nom du père et le risque de grand remplacement du patriarcat par le matriarcat qui signerait la fin de la civilisation dans un monde de satisfaction immédiate. Nous pourrions considérer qu’il y a une inflation des moi-idéaux au détriment de la culture et de l’idéal du moi et que tout était tellement mieux avant, du temps des sociétés holistes dans laquelle le sujet n’avait pas à se poser la question de sa place, mais juste à s’y installer et à la reproduire pour la laisser identique à ceux à venir.

Et cependant, l’inflation du terme « narcissique » dans la plainte contemporaine (perversion narcissique, fragilité narcissique, société narcissique) me fait question dans le sens où elle ne fait pas résonance avec ma clinique, non que le narcissisme en soit absent, loin de là, mais en tant qu’il serait détaché de la question du désir, et du procès de civilisation. Par ailleurs, avec Pierre Henri Castel1, il importe de s’interroger : «  Le narcissisme de Freud est-il vraiment celui des individus « narcissiques » ? se demande-t-il  Et de repérer qu’il y a une exploitation morale et psychosociologique du narcissisme freudien qui s’appuie sur la logique évolutionniste qui correspond à son époque : le narcissisme (représentée par l’enfant, la femme, le primitif) est régression ou stagnation à un stade qui doit être dépassé en référence à un idéal civilisationnel qui suppose le renoncement. Une tendance évolutionniste à laquelle cependant ne se réduit pas la pensée Freudienne plus complexe, avec de nombreux revirement et enrichissement du concept.

Si avec d'autres je peux faire le constat des effets délétères du capitalisme néolibéral sur les subjectivités, et en particulier dans les situations de travail, ce que je repère dans ma pratique ne relève pas tant d’un sujet narcissique sans limite que d'un sujet en quête de réflexivité dans son lien à l'autre, de possibilités de créer du monde, d'y être entendu. Un sujet qu’on pourrait dire en souffrance narcissique certes, mais un « sujet narcissique » ? Quand l’attribut du sujet finit par effacer la subjectivité, cela donne le terme très employé sur internet : « le narcissique ». « Le narcissique » donc, sur internet et dans les propos de certains analystes, est un sujet sans subjectivité et réduit au narcissisme primaire, à une toute puissance, une avidité qui ne vise que la destruction de l’objet, objet de jouissance et non de désir.Un être quasi monstrueux. Il m’apparaît comme ça, dans un premier temps, que cette figure du « narcissique » pourrait être surtout le sujet d’une bouc émissarisation de subjectivités mises à mal dans un monde sans projet ou bien un produit métonymique (par synecdoque) : le narcissique devient la figure d’un monde monstrueux qui jouit du sujet réduit à l’impuissance. Un monde toxique, comme ça se dit maintenant. Et c’est ainsi que le narcissisme est diabolisé.

Dans un second temps, je me questionne sur ce parti-pris qui est de postuler chez les « néo-sujets » qui seraient absolument identifiés, sans autre conflictualité, à la subjectivité d’une époque, un narcissisme exacerbé et une absence de désir. Ne comporte-t-il pas le risque, ce parti-pris, d’abandonner la question du désir dans le cadre même de l’analyse en anticipant un sujet non désirant, incapable de désir ?

"Tout sujet qui parle cherche toujours quelque part, en son narcissisme, à se protéger du réel, à le contrôler." dit Dimitri Lorrain2. Ce que nous apprends en effet l'expérience du divan ou du fauteuil, est que tout sujet qui parle le fait à partir de son narcissisme, de ses fantasmes de contrôle. L’enjeu dans cette posture narcissique de contrôle est d’éviter le désir en tant qu’il est énigme, impromptu, inconnu, surprenant, conflictuel, ce qui ne signifie pas qu’il est absent.

Car le sujet qui vient nous voir parle également à partir de son désir, entendu comme désir inconscient qui caractérise la singularité, qui est également comme le rappelle Sylvia Lippi « désir de l’Autre et désir d’échapper à ce désir »3, c’est à dire une conflictualité qui prend forme dans le symptôme et s’actualise dans la relation de transfert.

Dès lors dans la cure, il est nécessaire de penser le temps de construction d’une demande, qui signe le relâchement des résistances à fortiori narcissiques, dans le cadre d’une adresse qui dévoile le manque à être du sujet. La confrontation au désir de l’Autre et à son propre désir peut faire effraction et c’est souvent dans le cadre de défaillances dans le lien primaire au Autre que se découvre la difficulté à demander, d’avoir été mal pris dans le désir de l’Autre en appui du sien propre.

J’ai déjà évoqué ici et ailleurs des expériences de passivations qui laissent le sujet dans la plus totale impuissance face à l’emprise d’un autre tout puissant, non pacificateur ; des rencontres dès l’enfance avec des autres, un Autre, incapables de faire la place nécessaire à l’accession d’un « Je » en singularité dans des cadres d’exil et de guerre, qui confronte le sujet de nouveau à l’expérience de déréliction qui est aussi expérience de désillusion. Dans un autre registre, je reçois dans le cadre du réseau Souffrance et Travail » des travailleurs d’horizon très différents avec une symptomatologie dite de « burn out », dans des situations qui sont également des expériences de destitutions subjectives dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler des « mauvaises rencontres », d’évènements qui ne se laissent pas transformer, qui viennent rompre la trame qui lie le monde et le sujet au risque pour celui-ci de sombrer. Dès lors le repli narcissisme, dans sa dimension dépressive, pourrait-il être fermeture à l’évènement, au monde ? Ou bien l’occasion d’une reprise subjective du dit l’évènement ?

Je vous propose deux situations cliniques pour engager ces réflexions.

Thomas, 14 ans, pris dans un parcours de l’Aide Sociale à l’enfance et que j’ai reçu chaque semaine durant cinq ans. Il est arrivé seul de son pays d’Afrique dans lequel déjà il était seul : ses parents décédés lors d’une attaque du village (il était absent), ses frères aînés partis, il a été accueilli par une famille plutôt hostile dans un contexte d’obligation sociale et qui lui a donné à 10 ans comme « projet identificatoire » celui de partir et de réussir non pas pour lui-même, mais pour la réassurance du groupe. Accueilli à l’ASE, institution dans laquelle il a aussi un parcours chaotique, il se montre vite en difficulté dans le lieu dans lequel il vient d’arriver, oscillant entre repli ou agitation et agressivité qui témoignent d’un refus de la passivité comprise comme possible altération par l’autre. Très vite Thomas s’enferme ou se comporte comme un adolescent insupportable, exigeant, intransigeant, « tout puissant » disent les éducateurs, voire tyrannique. Le médecin généraliste qui l’a vu a évoqué une « dépression narcissique ».

Il faudra du temps pour que se construise du lien : l’altérité, pour Thomas, semble prendre le caractère d’un danger qui le rend défiant, ce qui participe à l’inscrire dans ce repli à tonalité mélancolique. Une tonalité qui souligne l’agressivité contre les objets secourables potentiellement abandonnant ...une agressivité qui se prolonge dans ses liens avec d’autres, vécus comme persécutants. « Laissez-moi avec mes objets internes tant aimés et tant haïs » semble vouloir dire Thomas, des objets qui restent préservés de sa haine pourtant, qu’il retourne contre lui « je suis méchant, je vaux rien ». Préserver l’objet me paraît être pour lui la façon de préserver la relation constitutive de l’expérience « sujet-environnement » dont parle Winicott au fondement de la continuité d’être, relation qui a fait l’objet de ruptures brutales répétées.

Avec Thomas, j’ai fait le pari du désir et de la demande et il a fallu être inventive pour en soutenir l’émergence tout en respectant les défenses. Après un temps d’apprivoisement commun pour garantir le lien, et nous avons inventé ensemble des histoires à partir de Songoku, personnage de Dragon Ball Z qui l’accompagnait dans son repli narcissique et qui a pu faire lien entre nos mondes, c’est à dire qu’il m’a permis de le rencontrer dans son arrière-pays. L’histoire de Songoku est celle d’un enfant que les parents ont mis dans un vaisseau vers la terre juste avant que sa planète se fasse détruire, et qui ne sait pas qu’il fait partie des Sayan, un peuple guerrier et cruel.

Pendant longtemps dans le jeu, il est en panne : il rejette au loin les figurines, à qui il arrive les pires abandons, dont il refuse d’entendre l’appel dans un fort qui ne voit pas surgir le Da ! Il jette avec rage et les laisse à l’abandon ;

D’objet abandonné à objet abandonnant – D’une identification à l’objet déchet qu’il n’arrive pas à récupérer dans sa subjectivité à une reprise par l’agressivité avec identification à l’agresseur, je note une possible conflictualité dialectique que je nomme.

Puis il jubilera de ce que dans l’histoire de Sangoku, la mort n’existe pas : elle est réfutée grâce à des résurrections systématiques qu’il peut donc rejouer à tout va avec ses figurines. Voilà qui est bien pratique pourrait-on se dire : il met en scène le déni de la mort qui est non élaboration de l’absence, d’un hors-sens qui ne se laisse pas saisir, qu’il ne peut que désavouer. Il serait« dans le déni de la castration ». Il n’y aurait alors pas d’inscription du manque, et il s’ancrerait comme « sujet narcissique grandiose » à l’image de notre contemporanéité capitalistique. Ce sont des interprétations que j’ai entendues chez des collègues et de fait il faut l’entendre : la jubilation est narcissique ; mais elle offre aussi un potentiel de liberté ; cette même liberté qui dégage du seul assujettissement et qui, peut-être, inquiète quelques psychanalystes.

Thomas met en scène le renversement de l’impuissance passive en omnipotence, en organisant une régression vers le narcissisme primaire où le sujet va pouvoir se vivre comme tout-puissant devant la perte, certes. Mais il est possible d’y entendre aussi qu’il se saisi de la proposition du dessin animé qui joue de la présence et de l’absence : si la mort, comme la résurrection relèvent d’une toute puissance de l’Autre qu’il s’approprie, c’est bien le désir de l’Autre qu’il interroge : me veux-tu mort ou vivant ? Che voi ? Que suis-je pour toi ? Une question qui vient dire son désir d’être inscrit au champ de l’Autre, de s’y retrouver et de pouvoir y jouer, en jouer. Car si la jubilation est narcissique, dans le stade du miroir Lacanien, elle reste tributaire du regard d’un Autre symbolique qui l’autorise.

Est-ce que je pourrais être pompier ? Me demande-t-il ? Sa question pourrait là aussi être comprise comme un passage du moi idéal vers un idéal qui pourra prendre prise dans le social, mais qui reste référée à un désir de toute puissance qui le fige dans son narcissisme, c’est à dire qui fige le désir. Ou bien comme la construction d’un fantasme : il s’agit de réparer l’autre défaillant, s’offrir comme objet de réparation. Un fantasme qui prend forme dans le fort da, reprise d’un manque à se représenter qui le renvoie au manque à être et qui lui permet d’engager le registre imaginaire dans une mise en scène qui alterne présent/absent, mort/vivant, cassé/réparé.

Dans cette forme de Fort Da incantatoire qui le dégage du ressassement il s’agit de se rendre maître de la situation par la dramatisation créatrice, dans laquelle l’objet est frustrant de son absence, mais est représenté ; ainsi que le lien à l’objet qui se matérialise dans la ficelle.

L’objet est objet manquant dans la répétition d’un jeu de disparition/ apparition qui témoigne de l’émergence du désir, dans une expérience qui engage à la fois la différenciation (l’objet naît dans la haine), le narcissisme (investissement de soi comme défense contre la déréliction) , la représentation de l’objet et de soi (une relation), l’action renversée de l’expérience agonistique par l’agressivité (je jette l’objet), sa reprise narcissique sadique jubilatoire (je le fais revenir pour mieux la jeter) et la demande, répétée par laquelle s’engage le désir.

Dans ce jeu qui pourrait être repris comme un déni de la castration par la résurrection des morts, il y a peut-être à y repérer à la fois identification à la position active de l’abandonnant et reprise de sa propre absence dans le désir de l’autre qui ne trouve pas de point d’arrêt puisque le jeu se répète. Une répétition qui est appel à l’Autre invoquant : suis-je bien l’objet de ton désir ? Ou suis-je quand l’Autre ne me désire pas, me rejette et désire ailleurs ? Est-ce que je reste désirable si je désire ailleurs ? Bref : une élaboration du manque et de l’énigme.

Car s’il fait l’expérience de la jubilation comme « acte d’affranchissement », comme le dit Radmila Zygouris4, « acte de liberté » qui le dégage, un temps, de la dépendance, c’est bien dans le transfert qu’il inscrit son acte. Pour ne pas être solipsiste, aux prises avec un au-delà du principe de plaisir, il trouve sa valeur d’adresse d’être pris et repris dans le regard et la parole d’un autre, qui le valide. Un autre qui reconnaît la valeur d’expérience qui est celle d’un sujet désirant, c’est à dire pris dans son désir d’être désiré, certes, mais également dans un désir d’être qui est désir d’échapper au désir de l’Autre, désir de liberté, désir singulier.

Thomas pourra passer d’une « dépression narcissique » comme a dit le docteur, à des questionnements, des ouvertures référées à ce qui peut faire énigme pour lui, sur l’injustice qui prendra place comme signifiant majeur, et sur sa possibilité d‘être lui-même désirant, de s’ouvrir à l’expérience du monde. iL s’ouvre également à lui-même en train d’advenir, il se rend réceptif à ce qui pourrait surgir de la rencontre avec l’autre et l’autre de soi-même (Ce que Maldiney nomme le transpassible). Il s’est engagé ensuite vers des études de droit.

Il y a également Chlotilde, 58 ans, qui arrive pour, me dit-elle un « burn out » et dans un réel effondrement dépressif et narcissique. Elle me raconte cet emploi dans lequel elle s'est réalisée pendant des années, fière de gravir des échelons, d'être reconnue pour son engagement.  Une vraie employée modèle, zélée, capable de compromis : elle œuvrait à prendre soin de ses collègues (elle est cadre intermédiaire) et des adolescents du centre où elle travaillait tout en en maintenant des relations correctes avec sa hiérarchie.

Comme Vincent, Eliane, Ahmed, ces autres analysants venus d’abord pour « un burn out » dans le cadre de la consultation « souffrance et travail », Chlotilde a vu arriver et à subi les évaluations individuelles, la mise en concurrence, une intensification du travail qui augmente avec des reporting à ne plus savoir quoi y mettre, la réification des relations, le retard dans des tâches de plus en plus absurdes, la perte des coopérations horizontales, transversales et verticales, l’insécurité , la perte de sens. Puis la voilà avec un conflit éthique majeur qui la mène à l’effondrement.

Lorsqu’elle arrive, elle a déjà vu deux collègues psychanalystes. L’un ne voulait pas entendre ses problématiques de travail et lui aurait dit que c’était dans sa première enfance que se situaient les causes de sa souffrance, l’autre qu’elle avait un narcissisme exacerbé (un idéal du moi trop fort et un moi hypertrophié) qui l’avait empêché de mener à bien ses tâches professionnelles. En tout cas c’est ce qu’elle a entendu.

Et s’il s’avérait que leurs propos étaient exacts, ce qui a peut-être manqué aux collègues dans le désir louable de renvoyer le sujet à sa responsabilité dans ce qui lui arrive, est la prise en compte d’un environnement, contemporain dans lequel le sujet ne peut se soutenir d’une énonciation subjective. La prise en compte d’un lieu en tant qu’il est « politique », c’est à dire qui permet, ou non, une institution du sujet.

Alors certes, il y a à repérer chez Chlotilde, une problématique de l’idéal qui vient faire résonance avec son vécu au travail : petite fille soumise à une mère autant adorée que détestée, Chlotilde avait 10 ans lorsqu’elle l’a vu s’effondrer, au moment où elle a dévoilé à la famille les gestes incestueux de son frère aîné, gestes répétés et humiliants. Elle n’avait pas été à la hauteur.

De qui parle-t-elle ? D’elle-même comme de sa mère : c’est un effondrement à deux avec un incommunicable : c’est la haine qui fera désormais lien entre elle, contrebalancée par des fantasmes inconscients de réussite pour cette enfant. Réussir à se taire, réussir à subir..le masochisme se met au service de l’idéal du moi et vient dire la haine d’elle-même qui vient répéter la haine de l’autre. Mais une haine qui est aussi haine de l’étranger en soi, du regard et des injonctions maternelles, du regard et des gestes du frère, du père trop présent de son absence. Aussi la haine est ici au service de la séparation et de la différentiation, comme le narcissisme.

Dans une situation de travail où elle se mettait au service d’adolescents qui « ont la haine », me dit-elle ? des enfants en souffrance de lien tout en portant des responsabilités qui lui permettaient d’être à la hauteur de la tâche, Chlotilde se soutenait dans son emploi d’une élaboration de sa haine, d’un jeu sublimatoire qui est à la fois production d’une œuvre et production de soi.

Jusqu’à ce que l’organisation lui rende la tâche impossible, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus être à la hauteur.

Le contexte de cette détérioration du lien avec le travail est à comprendre dans les effets du tournant gestionnaire et de la standardisation par la qualité, qui vient mettre à mal l’économie psychique des sujets et des collectifs dans le travail, c’est à dire la possibilité, dans la rencontre avec le réel du travail qui fait souffrance, de mobiliser son corps, ses affects, son intelligence, son ingéniosité pour s’engager sur le chemin de la sublimation par la « trouvaille ». Un engagement subjectif qui relève de la différentiation sur fond de présence et d’absence, de souffrance et de plaisir, d’échec et de création en soutien du singulier dans une œuvre partagée et adressée.

La voilà en situation d’impossible trouvaille, d’impossible jubilation, d’impossible assomption de soi : le discours de l’autre ne se laisse pas toucher, pas traiter. Il n’est pas possible pour elle de s’y inscrire hors soumission, d’opérer l’opération subjective qui la renverrait à cette image d’être un sujet qui fait trace dans le monde, qui y est inscrit et reconnu dans sa singularité. En effet, pour Christophe Dejours, travailler c’est à la fois produire en transformant le monde et se transformer soi-même, se révéler à soit même, se produire5. Cela passe par la trouvaille qui fait jubilation et construit le sens, mais aussi par une assomption subjective permise par la reconnaissance de l’Autre.

Quand il y a jubilation, reprend Radmila Zygouris, ; il y a à entendre l’affranchissement et la poussée de liberté. La jubilation est en lien avec la création et la satisfaction retrouvée dans le fort da ou le lien avec l’objet transitionnel, avec l’invention, la maîtrise de l’expérience d’insatisfaction liée à la séparation et à la dépendance. Pour Eric Benoit 6, la jubilation relève d’un « renforcement ou une intensification du sentiment d’identité à soi-même et de la puissance d’être soi (en termes de joie spinozienne), un renforcement de l’identification subjective ou du processus de subjectivation, progressif, toujours en cours, en mutation, jamais complètement achevé. ».

L’accumulation de protocoles, de procédures, d’évaluations, de reporting l’a coupé à la fois des liens de coopérations antérieurs (chacun est seul en prise avec ses tableaux), mais également de sa propre subjectivité qui ne peux plus trouver les voies du plaisir et de la sublimation. A ses idéaux de travail se substituait une nouvelle idéalité, celle de la qualité totale : tout doit être traçable, mesurable, chiffrable, anticipable en deçà de toute pensée et de toute coopération. Une souffrance éthique apparaît, liée à l’impossibilité de lier ses valeurs personnelles et de métier dans le cadre de son emploi tel qu’il se modifie : le travail est hors sens et le sujet est incapable de faire expérience de lui dans le collectif.

Le repli narcissique, qui fait suite à un effondrement, forme de breakdown, est réponse à une violence destituante qui fait obstacle au processus de différenciation et de singularisation qui fonde la subjectivité, qui la fait être sujet. Pour Chlotilde, c’est l’absence de sens qui fait excès. Face à une réponse qui la destitue de son statut de sujet désirant, de ne pas trouver de réponse et de reflets qui la légitime, la voilà débordée et qui s’effondre. La reprise narcissique ici, est tentative de maîtrise, de restauration d’un rapport de soi à soi qui n’est pas pour autant dégagé de l’appel à l’Autre, d’une restauration de tentative de la dialectique, d’une reprise traductive qui permetrait de trouver place.

Alors le désir de narcisse peut être désir de non désir quand la pulsion de mort s’en mêle, mais peut être pris aussi dans une quête d’altérité : Narcisse à sa source cherche, dit Joyce Mc Dougals7 « dans son étang un objet perdu, qui n’est pas lui-même mais un regard… Si cette image de soi, qu’on peut nommer narcissique, captée par l’enfant dès l’orée de sa vie psychique, est fragile et fuyante, elle donnera lieu à un sentiment tout aussi fragile et fuyant de l’intégrité narcissique et de l’estime de Soi ».

Oui, il y a malaise et la précarisation du sujet dans le monde capitaliste néolibéral contemporain fragilise l’aire transitionnelle de transmission du discours social comme porteur de sens et de régulation des jouissances. Le sujet est lui-même marchandisé, ses désirs sont captés, il est non pas anticipé et accueilli mais géré. Le monde moderne me semble parfois être une situation expérimentale de réification et d’hospitalisme.

La question du narcissisme ne me semble cependant pas réductible au sceau d’une incomplétude dans la rencontre avec un Autre qui serait refusée par un

-sujet qui s’engouffrerait donc dans la proposition capitalistique qu’est la consommation sur la base d’une satisfaction immédiate.

Le repli narcissisme dans ce monde pourrait être , me semble t-il, une réponse paradoxale à la détresse et à la passivation qui convoque l’autre, l’Autre. La façon dont ces manifestations subjectives seront accueillies, entendues et nommées influeront évidement sur leur devenir. Viennent elles témoigner d’un sujet autocentré ou d’un sujet en appel ? Ça dépend probablement de comment elles sont regardées.

Fin de l'intervention

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Ainsi ce ne sont pas des sujets sans Autre que je rencontre au CMPP ou en cabinet, des sujets qui seraient enferrés leur individualité narcissique, mais des sujets dont l’Autre manque parfois à l’accueil et à l’appel et qui laisse béante la place à l’expérience de la déréliction et de l’impuissance, sans point d’accroche qui puisse ramener le sujet dans la relation et dans le monde. Être marchandisé, c’est être identifié à une place d’objet consommable, jetable, objet déchet, c’est être pris dans un in-désirable. Le monde contemporain et son idéal rationnel porté à la folie gestionnaire est un monde qui ferme la possibilité d’advenir, qui fige le désir qui refuse de se laisser surprendre par l’évènement. Nous sommes dans un monde qui ne se laisse pas habiter, qui refuse l’accueil du singulier du sujet et d’avoir à se laisser transformer par lui.

Le sujet n’y fait pas évènement, voilà ce qui est reçu du lieu de l’Autre : il n’y a pas de projet identificatoire possible, un projet qui s’inscrit à la fois dans la place que le monde fait au sujet (un contrat narcissique) et dans l’accueil du singulier qui transforme, par effet de présence, le monde ; instituant un sujet du politique.

C’est bien dans ce sens qu’il Il y a une crise du processus identificatoire8, comme le dit très bien Castoriadis, crise qui est à repérer dans l'absence de possibilités de construction d'un nouvel imaginaire social. Ce n'est pas tant la perte des anciennes formes autoritaires et patriarcales de la famille (des anciennes formes qu'il faudrait retrouver) qui serait la cause de cette crise, mais l'impossibilité d'engager un nouveau processus identificatoire qui fasse sens.

Pour le dire autrement, l'imaginaire du capitalisme néolibéral, en tant qu'il réfute le politique mais aussi le singulier dans la mise en scène de l’uniformité, réfute la possibilité d’agir sur le monde, de faire émerger des désirs propres. Il est inconséquent à soutenir une fonction sociale, à faire lien, à singulariser tout autant qu’à faire du commun.

C'est la perte du sens politique qui fait crise, non la perte du patriarcat comme seule forme civilisationnelle stable comme le prétendent certains psychanalystes ou philosophes. Car il est possible, avec Castoriadis, de penser des significations imaginaires sociales autres, dans un mouvement instituant qui viendrait bousculer ce qu'il est convenu d’appeler si l'on en reste au structuralisme "l'ordre symbolique", c'est à dire les normes et les valeurs qui font l'institué des institutions qui organisent le lien social, la parenté et la filiation. Il est possible de penser, à partir d'une hétéronomie, un projet politique d'autonomie, de penser qu'il est possible de continuer de faire l'histoire malgré qu'on soit fait par elle dirait Rancière9, et avec elle de faire civilisation, sans s'en référer à un passé patriarcal idéalisé.

Ainsi les sujets qui viennent avec une problématique dite « narcissique contemporaine » ne me semblent non pas tant en refus de médiation instituée, qu’en quête de médiation instituante, qui soutiendrait une subjectivation politique, une fonction qui permette de retrouver du sens.

Enfin, la dénonciation du narcissisme contemporain comme crise sociale lié à l’individualisme et à l’égalitarisme me renvoie à Jacques Rancière qui énonce, dans la haine de la démocratie, que "La dénonciation de « l’individualisme démocratique » est simplement la haine de l’égalité par laquelle une intelligentsia dominante se confirme qu’elle est bien l’élite qualifiée pour diriger l’aveugle troupeau."10. Il est temps de retrouver le chemin de la jubilation.

1 Pierre-Henri Castel. Narcissisme et processus de civilisation. Zilsel : science, technique, société, 2021,

N°8 (1), pp.204. 10.3917/zil.008.0204. halshs-03512956 https://shs.hal.science/halshs-03512956/document

2 https://dimitrilorrain.org/2023/06/09/texte-que-peut-nous-dire-la-psychanalyse-de-lautorite-et-de-la-transmission-aujourdhui/

3S. Lippi, La décision du désir, Toulouse, érès, coll. « Point hors ligne », 2013 . P. 109

4https://www.radmila-zygouris.com/lenfant-de-la-jubilation/

5Dejours, C., 1993a, Travail : usure mentale, De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Nouvelle édition augmentée, Paris, Bayard.

6 Benoit, Éric, éditeur. Littérature et jubilation. Presses Universitaires de Bordeaux, 2015, https://doi.org/10.4000/books.pub.8456.

7 M cDougall J. (1976). « Narcisse en quête d’une source », Nouvelle Revue de Psychanalyse n°13. Narcisses (repris en 1978 dans Plaidoyer pour une certaine anormalité).

8 Cornelius Castoriadis, « Crise du processus identificatoire » in La montée de l’insignifiance.
Les Carrefours du Labyrinthe 4, op. cit., p. 157.

9 https://shs.cairn.info/revue-le-philosophoire-2000-3-page-29?lang=fr

10Jacques Rancière. La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005. P. 76