Territoires de la parole

Septembre 2010

Colloque « Territoires de la parole » Ivry sur Seine le 27 septembre 2010

FDCMPP : Colloque des CMPP de l'Ile-de-France Est

Accueil de l’étranger et de l’indéterminé

Je représente aujourd’hui le CMPP de Morsang sur Orge, petite structure de 20 personnes qui fonctionne dans le cadre d’une association, et qui tend à travailler dans le sens de la trans- disciplinarité. C'est-à-dire que nous tentons de décloisonner les épistémès, de créer des espaces où s’articulent les savoirs. J’y suis psychanalyste avec un titre de psychologue, occupe également la fonction de directrice administrative et Jorge Grinstein y occupe la fonction de médecin Directeur. Ce n’est pas simple, rien n’est simple au CMPP, mais nous essayons de maintenir les possibilités d’articulation entre les pouvoirs, entre les savoirs afin d’éviter ce que Eugène Enriquez appelle « le travail de la mort dans les institutions », soit les effets de fermeture du système avec son corolaire de montée de la bureaucratisation, de répétition des conduites, d’identifications statutaires, bref....les effets délétères des logiques totalisantes (Goffman).

Ainsi le terme de territoire, fut-il de parole, m’a laissé perplexe tant il me renvoie à des notions d’encerclement, de frontières imperméables où se déploient les enjeux fétichistes de l’identitaire. Un territoire bien souvent, ça se dispute sur le mode passionnel dans un processus d’appropriation qui vise à exclure l’autre, à l’annihiler, à le faire taire. Les matrices guerrières issues des problématiques de territoires induisent bien souvent une dualisation des conflits : moi, ou l’autre, et s’ancre dans le désir d’appropriation de la terre. Selon Didier BIGO : « La guerre marquerait l'espace dans la mesure où les collectifs se veulent homogènes et structurent en partie leurs identités de manière polémique afin de chasser le traître à l'intérieur et de tenir les frontières contre l'ennemi extérieur. Au delà des guerres de religion, des guerres de reconnaissance, les guerres inter-étatiques (et inter-nationales ?) seraient donc celles qui ont voulu la contiguïté et l'homogénéité permettant la possession et la jouissance entre " soi " d'une terre. ». Il s’agit bien d’inclure sous les auspices du même et d’exclure l’étranger, ou plus exactement de faire de l’autre un étranger en l’excluant de la terre. Un autre est désigné comme ennemi, renforçant la logique identitaire, tandis que la structure même du conflit empêche toute intervention d’un tiers. Nous connaissons dans l’histoire et l’actualité de tels processus de territorialisation homogène et ses tendances à exclure la différence.

Il y a une dimension paranoïaque dans ce mouvement identitaire, dans cette certitude d’un autre menaçant à l’intérieur de son propre espace. Et nous ne sommes pas loin nous même, dans le champ social actuel, d’adopter ce mode de défense paranoïaque, à vouloir exclure du territoire ce qui ne fait pas communauté d’image ou communauté symbolique. La dimension paranoïaque, au sens clinique mais aussi étymologique du mot (para-nous, soit « l’esprit tourné contre ») de la construction identitaire consiste en la prégnance de cette fonction qui observe sans cesse le Moi pour le mesurer à l’Idéal et de le dégager de tout écart en excluant l’altérité en soi. Ce rapport agressif et de destruction de l’autre en soi, Lacan le situe dans le temps de l’aliénation primordiale : « l’agressivité est la tendance corrélative d’un mode d’identification que nous appelons narcissique et qui détermine la structure formelle du Moi de l’homme » Par ailleurs, dans ces guerres de territoires et ces affirmation identitaires, il semble que l’Idéal du Moi vient prendre la place du Autre, avec pour conséquence l’occultation du manque dans l’Autre.

Rien de plus étranger, m’étais-je dit, à la pratique du psychanalyste et des autres professionnels dans notre CMPP que cette notion de territoire, que ces logiques identitaires. Nous n’avons pas de vérité a asséner quant à ce que serait l’identité, et nous tentons d’œuvrer dans le sens du sujet, c'est-à-dire que nous considérons l’enfant «comme un sujet qui doit trouver le chemin de sa propre histoire », tel que nous l’avons indiqué dans notre projet d’établissement. Pour autant, il est exact que nous nous sentons parfois (ou plutôt souvent) attaqué par les discours d’efficience, la multiplication des normes et procédures, les évaluations diverses et variés qui viennent réduire nos possibilités créatrices et nos espaces de pensée : nos temps de rencontres cliniques se raréfient, nos temps institutionnels sont occupés par les procédures, nous nous sentons envahis et les autorités administratives prennent la figure d’une altérité persécutante. Par ailleurs, nous ne pouvons qu’observer les effets d’un idéal de société basé sur la norme et la performance, qui laisse peu de place au sujet en le réduisant au rand d’individu statistique ou d’usager.

Alors...S’agit- il de protéger nos territoires pour préserver une identité ? Pouvons-nous nous affranchir, au nom de cette identité (quelle est-elle ?), des questions qui nous sont posées par le champ sociétal? N’y a-t-il pas un risque de nous enfermer dans une attitude solipsiste, d’exclure ce qui nous est étranger, de nous inscrire dans une prétention paranoïaque qui s’exprimerait dans l’opposition par des aspirations de pureté, d’intégrité, c'est-à-dire de se restaurer dans une image idéalisante de soi, dans une tension identitaire du « nous autres » ? Comment s’en départir, comment ne pas succomber aux exigences bureaucratiques et technocratiques (qui forment un tout thanatocratique) tout en nous dégageant de cette tentation ? Peut être en réinstaurant un élément important de la découverte Freudienne : il y a de l’étranger en nous et pour pouvoir l’approcher, il faut pouvoir sortir des sentiers battus, des territoires balisés. Cette notion d’étranger, d’étrangeté, avant d’être développée sous la forme de l’inquiétante étrangeté, est posée par Freud comme logiques de territoire. En effet, la découverte freudienne, instaurant le fait que « le moi n’est pas maître dans sa maison » a permis de rendre compte de ce territoire inconnu qu’est l’inconscient. Celui-ci est un continent à découvrir et Freud s’est posé comme un explorateur de ce continent nouveau. Pour autant, plus que le territoire, ses limites, ses frontières, ce qui l’intéresse est le passage, la dialectique : « En plus de ce « moi », nous reconnaissons un autre territoire psychique plus étendu, plus vaste, plus obscur que le « moi », et ce territoire nous l'appelons le « ça ».La relation existant entre le « moi » et le « ça » est ce qui va nous occuper d’abord ».

Dans ces territoires inconnus, qu’il suppose accessible par la parole, Freud découvre un langage spécifique, avec des structures propres. Une langue nouvelle et entame un véritable travail de traduction des « formations de l’inconscient « : lapsus, actes manqués, rêves, symptômes. Analyste et analysant ont à découvrir une langue étrangère au sein même de la parole du sujet. Il s’agit d’être à l’écoute de cette langue qui témoigne d’un territoire à la fois propre à soi et étranger en soi. Mais surtout, ces « formations de l’inconscient » sont déjà un effet de passage des frontières, un retour de ce qui a été exclu, refoulé. Ces formations portent en elle un in-su qui font effraction, et bien souvent souffrance. C’est ce qui fait symptôme et vient fonder la demande aux praticiens que nous sommes.

Il faut avoir l’âme d’un aventurier pour être dans la rencontre analytique, la rencontre clinique et pouvoir supporter l’étrangeté des espaces traversés. Cette dimension de circulation entre les espaces est une dimension vivante, d’emblée créatrice, un mouvement créateur qui naît de la nécessité du refoulement pour advenir comme sujet puis de la nécessité de (se) jouer de la censure.

C’est cette dimension créatrice, au fondement même du sujet, qu’il s’agit de mobiliser dans la cure, en favorisant les possibilité d’émergence de ce qui nous vient d’ailleurs, et qu’il importe de maintenir dans les dispositifs que nous mettons en place. C'est-à-dire qu’il nous faut prendre en compte à la fois l’importance structurelle de la délimitation pour qu’existe un sujet, une parole, et l’importance du mouvement, des effets de transfert dans le symptôme et dans la relation. Car cette dimension créatrice s’appuie sur un fait de structure : elle renvoie à un temps inaugural qui fonde le sujet dans le même temps où il est confronté au manque dans l’Autre, et à sa propre castration. C’est dans le rapport au manque que se crée du sujet, dans un mouvement qui vient barrer l’Autre en même temps que lui, et qui inaugure la logique du fantasme.

C'est-à-dire que d’une part, pour qu’il y ait des jeux, des effets de transfert, il faut qu’il y ait des frontières, des limites, des espaces, et d’autre part ces espaces ne peuvent se penser sans ce rapport au manque, à la séparation du territoire de l’Autre qui ouvre au fantasme. Vous le voyez, nous sommes loin de cette mise en frontière, de délimitation des territoires qui, dans une folie identitaire exclut la dimension de la perte. Il ne s’agit pas d’éliminer le risque du rapport à l’autre en instaurant un discours sans perte, « un discours comptable qui vise à éliminer l’arbitraire singulier », comme le dit Franck Chaumon, mais de penser des lieux de parole ou pourrait se dévoiler le discours de l’inconscient, où pourraient se dérouler les signifiants fondamentaux du sujet, se repérer les points de rencontre, d’articulation des effets de frontières, soit de transfert.

Ainsi, l’on pourrait dire rapidement que la position de l’analyste est à la fois d’être créateur d’espace et passeur de frontière, car elle consiste à articuler la fonction du cadre à celle du transfert.

Passeur de frontière en tant qu’il met en place le cadre qui va permettre que se déploie une parole qui dit par delà de ce qu’elle dit, qui facilite le transfert. Guy Dana, tout au long de son dernier livre, insiste sur cette nécessité d’un cadre qui permette la vacuité, une place vide qui est tout à la fois limite au discours et espace créatif. Le paradoxe du cadre analytique est là, dans sa fonction de limite et d’ouverture. Un cadre qui vient faire écho et révéler l’écart entre langage et parole, faciliter l’émergence de celle-ci en tant qu’elle vient voiler l’espace Autre en même temps qu’elle en permet l’accès, qu’elle le dévoile par des effets de surgissement, par bribe. Le cadre donc, vient faire limite à ce qui fait discours pour le sujet, et cherche à produire des effets d’ouverture de l’inconscient, un accès à ce qui vient d’ailleurs.

Créateur d’espace car il est le garant du cadre, certes, mais également parce que, comme le suggère Pascale Hassoun, le psychanalyste pourrait faire naitre, par son acte de résistance à l’homogénéisation de l’intime « une nouvelle idée des frontières : des frontières qui permettent la rencontre, qui soient conçues à cette seule fin ».

Le psychanalyste ne serait-il pas alors le résistant passeur de frontières ? se demande t-elle ? « La résistance du psychanalyste ne serait-elle pas un refus du consensus visant à constituer du même ? Est-ce qu’on ne pourrait pas proposer que le psychanalyste cherche à déplacer les frontières acquises pour en poser d’autres plus mobiles ? » Son idée est que le psychanalyste, à la fois dépositaire et traducteur des traces déposées en modifierait le statut mais également que, en facilitant le passage des frontières, la structure de celles-ci pourrait en être modifiée.

Il y a, dans l’aventure psychanalytique, cette idée conquérante d’aller au-delà : au-delà du discours, du fantasme. Avec cette idée de « traversée », nous retrouvons cette dimension de l’explorateur mais il s’agit d’accéder non pas à d’autres territoires, mais à ce qui surgit d’eux comme effet dans une relation plus pacifiée. Car le fantasme est à la fois limite à l’espace de l’Autre, pour éviter l’intrusion et médiation avec ce qui vient de lui, et le sujet, en actualisant ses positions fantasmatiques dans la relation de transfert, modifie son rapport à la castration et surtout recrée les modalités de passage de ce qui vient du lieu de l’Autre. Il se mobilise autrement dans la dialectique logique entre séparation et aliénation, s’inscrit dans une nouvelle mobilité qui modifie son rapport à l’espace, qui fait fluctuer les frontières.

Dans l’institution, le processus d’instauration du cadre n’est guère différent : il s’agit de trouver une souplesse et une articulation entre les espaces institutionnels afin que chacun puisse s’y inscrire à partir de là où il en est. Nous connaissons l’importance des lieux de consultations, mais aussi des rencontres formelles et informelles qui permettent que se dépose du transfert et que déploie la parole du sujet. Les jeux de transfert prennent des formes différentes selon la spécificité des professionnels : orthophonistes, psychomotriciens, assistante sociale, psychanalyste mais aussi, représentantes fondamentales de la fonction d’accueil du CMPP, les secrétaires. Le transfert en institution, est nécessairement diffracté du fait du cadre même : par l’accueil qui est fait aux familles ; parce que des fratries sont prises en charges par plusieurs professionnels et que certains parents viennent déposer leur détresse dans le bureau d’un autre thérapeute que celui de leur enfant. Des choses se déposent là, ou ailleurs, identiques ou différentes, dans une forme de déambulation dans le cadre institutionnel et il s’agit de pouvoir les accueillir. A chaque fois nous devons penser une topologie spécifique des lieux, dans la singularité des paroles adressées. Ainsi nous n’oublions pas qu’il y a dans la question du cadre institutionnel, un enjeu de subjectivité et nous tentons de maintenir cette position d’accueil, et d’accompagnement qui permettra au sujet, dans son parcours, de se reconnaitre et se découvrir autre. Il s’agit d’avoir accès à une parole qui vient d’ailleurs, et d’y faire autrement avec la parole de l’Autre en soi.

S’il y a parfois des enjeux de territoire au CMPP, ils sont pensés sous la forme de la territorialité, c'est-à-dire de la façon dont le sujet habite l’espace, son espace psychique et l’espace institutionnel. Ainsi, A. a été suivi au CMPP pendant de nombreuses années par Mme Roy, à raison de deux fois par semaine, et des temps de scolarité ont pu être préservé. Il a participé aussi à un groupe musique organisé à l’extérieur du CMPP, avec la présence d’un thérapeute du CMPP. Si les lieux thérapeutiques étaient déterminés, tout le monde le connaissait dans l’institution tant sa façon d’y être était bruyante et envahissante. Pour le dire rapidement, A était un enfant avec de forts signes autistiques, qui petit à petit est sorti de ses 7 positions pour en adopter d’autres, plus expressives. Il est arrivé bien souvent qu’il entre au CMPP en clamant son « bonjour » à la cantonade, déambulait dans le lieu de façon désordonnée, ouvrait les portes des bureaux et y pénétrait, bref, ignorait tout effet de clôture et de différenciation des espaces. A sa façon d’être là, tout le monde pouvait repérer où il en était avec son angoisse : parfois apaisé et trouvant sa place, parfois éparpillé et omniprésent, déposant partout ses éléments auto érotiques, avec des effets de transfert certains au niveau des membres de l’équipe. Tout le monde pouvait avoir à faire à lui : il mobilisait l’attention des secrétaires, de tous ceux qui passaient, et chacun a appris à l’accompagner en fonction de ce qu’il venait déposer dans les différents lieux. L’accueil de A était à chaque fois à réinventer, loin de toute forme de procédure, loin de toute normalisation de la relation. Lorsqu’elles sentaient que c’était nécessaire, les secrétaires l’accueillait au bureau, lui laissait une place là, en transition, mais savaient aussi parfois lui indiquer que le lieu d’attente est bien la salle d’attente. Lorsqu’il était trop éparpillé, déambulant, quelqu’un se rendait disponible pour l’accompagner, juste pour être là, pour nommer les espaces, l’impossibilité d’ouvrir les bureaux de consultation, nommer l’errance de l’attente et les frontières. Sa thérapeute, a usé des lieux institutionnels, des couloirs à la cuisine, de la cuisine au bureau de consultation, dans un usage de la libre circulation qui, en même temps qu’il est découverte de l’espace, l’organise, le délimite, offre des effets de clôture.

Qu’il s’agisse de créer des effets d’ouverture ou des effets de clôture, de gagner de l’espace psychique ou d’en créer, la nécessité est de penser des lieux sur lesquels la parole pourrait s’appuyer, pour que puise s’inscrire de la subjectivité. Ces lieux seraient à penser comme place vide, référé à la fois à l’aliénation et à la séparation, un vide qui renvoie simplement à une position psychique qui est celle de l’accueil de ce qui vient, de l’indéterminé.

Comme vous l’avez remarqué, j’ai mis cette perspective au conditionnel, car il importe aussi qu’elle ne soit pas inscrite dans une certitude, qu’elle ne soit pas référée à une garantie, une garantie du cadre, ou de savoir. Comme le dirait Oury, il s’agit d’inventer des dispositifs qui permettent l’émergence et l’accueil du transfert, d’ouvrir la possibilité « qu’il se passe quelque chose » sans présumer de ce que sera ce « quelque chose ». Ne pas présumer, c’est prendre acte de la fonction du vide qui est émergence de subjectivité, prendre acte de la dimension de la perte au cœur du sujet.

Pour qu’existe cette « fonction du possible », il importe que la structure institutionnelle qui fonde ces espaces, autant que faire ce peux, résiste aux effets d’annulation de la rencontre et d’évitement de l’improbable. L’exercice est d’emblée difficile tant la tendance de tout établissement est de se complaire dans l’institué dans des logiques de fermeture du système. Pour résister à ce travail de la pulsion de mort dans l’institution, Oury propose de déblayer les espaces, de partir à la conquête d’espace du dire, et de s’engager dans un travail de translaboration. La notion d’engagement, comme garante d’un cadre qui s’appuie sur le désir de l’analyste et des professionnels, pour qu’advienne la possibilité d’une parole pleine me paraît essentielle, bien qu’inconfortable. Car elle suppose un renoncement à toute réassurance, à tout discours qui prescrit le sens et l’assurance des connaissances, du savoir. Résister à l’homogénéisation promue dans le discours contemporain, à l’instauration du même et du pré-visible par les évaluations et les protocoles, résister donc, nécessite d’œuvrer quotidiennement à maintenir cette âme d’aventurier dont je parlais, à supporter l’étrangeté des effets de transfert, à supporter le vide. Comment pouvons nous faire limite à ce discours sinon en maintenant notre propre cadre, dans son principe de territorialisation de l’hétérogène ? Que pourrions-nous donc opposer au discours d’efficience sinon nos actes, (et pas seulement les actes comptables) dans un accueil quotidien de l’étranger et de l’indéterminé ?