Histoire des transidentités et regard actuel d'une psychanalyste
- Il est néfaste d'être purement un homme ou une femme, il faut être femme masculine ou homme féminin » (Virginia Woolf_ Une chambre à soi)
- « Masculin au turbin, Féminin au foyer. Et les autres au bûcher ? « Serge Hefez
- “Ne doutez jamais qu’un petit groupe de gens décidés puisse changer le monde” Margaret Mead
En préambule, j’évoquerais la honte, celle que j’ai ressenti en entendant des psychanalystes disqualifier les personnes transgenres, considérées comme le symptôme d’une soi-disant décivilisation dans le siècle ; honte de voir et d’entendre des psychanalystes s’acoquiner avec des activistes d’extrême droite1 sous le prétexte de voler au secours d’une enfance attaquée par ce qu’ils vivent comme une idéologie. Dans ce discours psychanalytique décliniste qui entre dans le débat contemporain en se crispant sur un héritage supposé non discutable, surgissent les appels à l’ordre et à une autorité autoritaire au nom des lumières, c’est à dire au nom du bien. Incapable de se passer du nom du père en s’en servant2, ils ne cessent pas de l’invoquer, le prônant an-historique, immuable ainsi que « La » différence sexuelle, biologisée et essentialisée, que les sciences sociales et biologiques nous invitent pourtant, depuis longtemps, à interroger.
La honte existe que soit dévoilée une laideur qui aurait dû rester cachée et que je masquait par un déni protecteur : « je sais bien, mais quand même » C’est une honte qui m’amène à me différencier du discours qui m’identifie à cette place quand se lève le déni, lorsque se dévoile ce que j'aurais aimé qui reste caché : la part sombre de la psychanalyse, sa participation aux rapports de domination (voir Castel et le psychanalysme) , au mépris social, à l'exclusion. Il y a vacillement de l’identité : je ne peux pas me reconnaître dans ce discours qui engage la psychanalyse hors de l’éthique, je ne peux pas porter la responsabilité de cette réponse quant aux questions que posent la transidentité. Car l’écart est énorme entre ce discours qui s’offre comme légitime sous le signifiant « psychanalyse » et les effets an-éthiques qu’il produit : le surplomb, le mépris, l’exclusion, le phallogocentrisme3, la référence à la norme et à un ordre symbolique sacré et rédempteur4.
La honte peut être, dit Octave Manoni une « rupture d’identification au niveau du moi »5 Lorsque l’écart est trop grand, elle engage vers le chemin de la désaffiliation.
Après la honte cependant, il y a eu un certain soulagement à repérer que je n’étais pas la seule. Et parmi ceux, psychanalystes, qui ont ressenti de la honte se trouve Jean Allouch qui l’exprime ainsi : « J’ai alors eu honte, honte de Jacques Marie Lacan6 qui, recevant un transsexuel pour sa présentation de malades, eut des mots que je ne souhaite pas reproduire, honte de l’école à laquelle j’appartiens, honte de moi- même, honte du mouvement freudien. »7
Et il continue en posant la question : « un psychanalyste est-il fondé à décréter quel est le genre de quelqu’un ? À signifier à ce quelqu’un et à son entourage quelle est sa position dans l’érotique ? À jouer l’expert ? ». Merci Jean Allouch, je ne serais donc pas désaffiliée.
J’ai découvert aussi ceux de mes collègues8 qui s’engagent plutôt sur la voie d’une psychanalyse mineure, au sens de Deleuze et Guattari, capable de sortir du carcan d’une langue d’obédience, pour s’engager dans un usage mineur de la langue analytique, qui se questionne sur les enjeux politiques des dispositifs qu’elle engage.
Nicolas Evzonas, parmi eux,évoque « les velléités normalisatrices qui transparaissent dans de nombreuses études psychanalytiques dédiées aux sujets non conformes aux normes hégémoniques »9. Ces velléités viennent de psychanalystes qui énoncent avec autorité ce qu’est un bon ou un mauvais genre, qui arguent de la nécessité d’une « identité fixe et immuable » fondée sur le biologique, et œuvrent à la normalisation des subjectivités par un « rappel à l’ordre réel ou symbolique ». Nicolas Evzonas comprend les préjugés psychanalytiques envers la transidentité comme une clôture narcissique, et une formation de défense contre une « angoisse primitive d’empiétement, de dislocation et d’engloutissement par l’autre ».
Ils seraient si poreux, les contours de l’identité psychanalytique pour qu’elle s’engage à ce point dans un idéal défensif d’une identité fixe, immuable, déterminée et indiscutable ? La psychanalyse serait si fragilisée par ces pratiques sociétales qui viennent remettre en cause un ordre sexuel établit et modifier les cadres signifiants du social ? Elle serait si fragile qu’elle ne pourrait supporter la transformation de l’ordre symbolique, sa dimension contingente ?
Repérons-le : La transidentité est un révélateur, dans le champ psychanalytique, de points d’angoisses qui engagent les défenses les moins progressistes : repli et injures diagnostiques si bien repérée par Thamy Ayouch10, qui assignent les sujets en questionnement à être des figures monstrueuses. Des injures donc : « des pervers ou des psychotiques (Dor, 1987), de « pauvre[s] vieux » (Lacan, 1996, p. 347), des malades du narcissisme (Chiland, 2003., p. 61-68), des états-limites sans élaboration, menteurs et manipulateurs (ibid.), ou des « caricature[s] de femme, « travelo[s] sans talent » (ibid., p. 117), qui sont « un héritage non analysé de la psychiatrie du XIXè et de sa politique « des sexualités. ».
D’autres repèrent comme responsables de « la vague trans » Michel Foucault, ou Derrida le grand déconstructeur. Ils n’y voient qu’une philosophie du plaisir, une jouissance sans entrave, et d’un ton paternaliste et méprisant renvoient les personnes concernées à un statut de victime « d’une passion de l’ignorance ».11
Mais arrêtons avec la psychanalyse, qui heureusement est plurielle, et parlons de la honte, des persécutions et de l’indétermination des contours, telles qu’elles me sont apparues lors mes rencontres avec des personnes en questionnement identitaire du point de vue de l’identité sexuée ou de genre. Je précise qu’il n’est pas question ici d’arrêter une quelconque explication sur ce qu’on appelle « le phénomène transgenre », explication qui arrêterait l’accueil de chaque singularité, mais de témoigner de mon expérience à partir de mes deux premières rencontres avec des personnes transgenres. Les modes de subjectivation des personnes trans sont bien évidement multiples.
Il y a 25 ans j’ai rencontré Mickaël en Mission locale. Il est un adolescent de 16 ans qui est arrivé seul, d’Egypte, dans des conditions logistiques toutes aussi difficiles que celles des exilés d’aujourd’hui. Il est seul, désespérément seul sur le territoire français mais a pu trouver un hébergement en squat. Il parle un français correct, ce qui lui permet de s’engager dans une recherche d’emploi. Son conseiller l’a rapidement orienté vers moi car Mickael oscille entre inertie, voire apathie et crises exacerbées de colère. Mickael, après un temps certain de mise en confiance, me raconte qu’il a été rejeté de la maison familiale car il était homosexuel. En fait, il s’est enfui. D’abord en errance, il a choisi l’exil pour éviter la prostitution qui semblait être alors la seule voie possible. Il est gracile, élancé, semble parfois un peu maniéré mais il se reprends : il porte attention à ces gestes et se surveille « souvent », me dit-il.
Car son air gracile et gracieux lui a posé de nombreux soucis : dans sa famille d’abord, malgré sa mère qui cherchait à le protéger il a fait étrangeté pour son père et la fratrie et à ce titre a subi de nombreuses humiliations verbales et physiques. A l’école religieuse ensuite, tant par les curés que par ses compagnons de classe. Tous sauf un qui le protégeait tout en restant à distance : il ne pouvait pas être ami avec moi, il aurait eu une honte ». Car sa façon d’être et dit-il, de ressentir les choses, ne correspond pas du tout aux stéréotypes de genre que porte sa société, et son entourage. Rien ne l’intéresse dans la masculinité qui l’entoure, bien que parfois il trouve tel ou tel camarade « très beau ». Alors il les admire, mais ne les envie pas : il ne veut pas être comme eux, il veut juste être avec eux. Sauf quand, à l’occasion de situation sociales spécifiques, ils abordent un comportement viriliste qu’il regarde toujours avec inquiétude.
Mickael s’engage dans une transition de genre lente mais assurée : il se féminise chaque semaine un peu plus, met des bijoux, des habits féminins. Mais plus il s’affirme dans cette identité de genre, plus il est rejeté des milieux qu’il fréquente : le squat, la formation, les rares amis qu’il avait pu se faire. Ce sera en fréquentant les milieux gays qu’il pourra trouver de quoi se stabiliser un peu et c’est dans une forme de transition non médicale et non suivie qu’il s’apaise tout en continuant son parcours de formation. Il se stabilise également dans l’hébergement et vient régulièrement me voir.
Loin de sa famille et de son regard, il/elle assume un changement de genre mais ne le vit pas sans souffrance, une souffrance qui prends source, dit-il, dans le rejet qu’il subit encore et auquel il peine à ne pas s’identifier. Cette pente identificatoire engage deux mouvements : un repli lié au sentiment de honte qui le poursuit et un autre mouvement chez lui, de refus, d’obstination qui le porte à s’affirmer du côté d’une identité idéale. « Je ne suis pas un sale PD, me dira-t-il, je suis joli(e) ». Et de fait il se fait belle. Cet amour du beau pour Patricia Gherovici, relève d’une stratégie de vie, d’un projet de vie comparable à celui de l’artiste ; un art du côté du bricolage, de l’artisanat. Elle évoque la beauté comme stratégie d’existence. L’investissement libidinal de Mickael semble porter de fait sur la possibilité d’exister et la reconnaissance de cette existence dans le champ social plus que sur la sexualité génitale qu’il-elle n’investit pas plus que ça.
Du plus loin qu’il se souvienne il s’est senti étranger dans son corps, à son corps mal à l’aise quant à ce qu’on attendait de lui comme postures masculines et pris dans une impossibilité à « performer le genre » comme le dirait Butler. Performer, ce pourrait être donner à voir ce qui est attendu du côté du genre : des gestes, des attitudes, des pratiques… Une étrangeté quant au corps qui le rendait aussi étranger à sa famille qui le regardait avec mépris et le rejetait.
C’est à la puberté que, confronté à son être sexué, il prend la mesure de sa différence et, me dit-il, « de ne pas être un garçon ». Malgré les brimades, ou à cause d’elles, il a pendant de nombreuses années essayer de donner aux autres ce qu’ils lui demandaient, de « faire des efforts », de jouer le garçon. Rapidement, son ambiguïté le rendra suspect et il devra fuir, car accusé d’homosexualité et menacé par des membres de sa famille. C’est la honte.
Cette épreuve de la honte semble le caractériser, le renvoyant au sentiment d’être étranger pour l’autre, à l’autre. Au-delà de la honte narcissique adolescente, il s’agit d’une angoisse qui l’accompagne « depuis toujours »: honte d’exister, d’être là, de son corps, de ne pas répondre au désir paternel, familial, honte de son désir d’être lui, de sa singularité, de son étrangeté.
L’angoisse liée à la perception de la différence des sexes a redoublé semble-t-il son sentiment de ne pas y être, là où il est attendu, de ne pas prendre forme. Il a été hospitalisé plusieurs fois car il chutait sans cesse, comme « attiré par le vide » me dira-il avant de se reprendre « par la terre comme un trou ». Et c’est aussi la période où, lui a-t-on dit, ont commencées ses insomnies appuyées par ce qui semble être des terreurs nocturnes. Des terreurs qu’il peut encore vivre, lors desquelles ils se sent chuter, où les formes du monde s’estompent, où le monde lui-même vacille, ou tout se dérobe.
Il raconte aussi qu’enfant, à la même époque, entre plaisir et terreur il s’habillait en cachette avec les vêtements de ses sœurs et cousines, qu’il lui semblait que c’était les seuls moments où il se sentait lui-même et l’espace d’un instant, apaisé. Mais la honte, omniprésente, le rattrapait par tous les bords et le rendait détestable à lui-même autant qu’il se sentait détestable aux autres, « une drôle de chose », « un moins que rien ». Comme il progressait en français nous avons pu jouer de la ressemblance de deux mots qu’il employait l’un pour l’autre : rebut et rébus. D’être un rébus pour sa famille le renvoyait au sentiment d’être un déchet, de l’avoir toujours été, de chuter.
La honte, dit Dephine Scotto di vettimo, « c’est du pur réel, c’est-à-dire qu’elle surgit de cette réalité qui n’est pas ordonnée par le symbolique. »12 Elle évoque également une temporalité de la honte qui est effet après-coup du traumatisme, dans une tentative de l’inscrire et de l’élaborer, de se « réapproprier la subjectivité. » 13
Si l’on entend le stade du miroir comme une métaphore du lien de soi au monde qui passe par la reconnaissance par l’Autre de l’image spéculaire, ce qui soutient l’unification du corps comme expérience ontologique est un regard accompagné d’un dire qui permet au sujet de s’y reconnaître. Au-delà de l’œil qui voit et regarde, il y a l’intentionnalité portée par le regard et la voix : une intention et une attention qui interpelle le sujet, c’est à dire qu’il le désigne là, à une place en lui proposant des idéaux qui lui permettront de se reconnaître dans le champ social et de s’y faire reconnaître. C’est en ce sens que le moi est spéculaire, social et, nous dit Patrick Schmoll « également spectaculaire : donné à voir au sujet, mais aussi aux autres pour qu’ils confirment le sujet dans ce qu’il est. »14.
C’est dans le non acquiescement de l’autre à ce que Mickael donne à voir, à ce qu’il est, que s’organise la honte, qu’il investit comme socle de sa subjectivation. Elle lui permet de se maintenir dans la double existence qui est d’être, dit Freud à la fois » à soi-même sa propre fin et sujet d’une filiation15. En restant honteux, il reste fidèle au lien filial et à sa singularité qui est cette étrangeté du côté de l’autre genre et qui s’est révélé par l’éprouvé.
Cependant, la représentation interne de lui-même reste mal assurée de ne pas trouver auprès de l’Autre, au fil des expériences, la reconnaissance qui est aussi, dit Christophe Dejours reconnaissance d’un rapport de vérité entre soi et le réel. Ce sera sa fragilité, ce retour sans cesse, dans la réalité d’un social qui le rejette, de l’exclusion, de l’insulte, des regards qui fuient et se détournent, le renvoyant à l’abject. Aussi dans cette identité mal assurée autour d’une disjonction répétée entre l’image et symbolique de la reconnaissance, malgré et avec l’émergence d’un pubertaire qui redouble son sentiment d’étrangeté, il structure son identité sexuée comme il le peut, en parant le réel des atours du beau, dans une monstration qui est quête d’un regard qui le légitime à lui-même, qui acquiesce à sa singularité, identité sexuée non conforme. Quête également de signifiants qui s’incorporent pour s’incarner dans un corps. Alors Mickaël devient Mika et sera dans une posture androgyne qui relève de l’entre deux, de l’oscillation plutôt que d’un ancrage ferme dans l’autre sexe.
Comme le rappelle Agnès Condat « la formation de l’identité sexuée pour un individu est (...) l’aboutissement de processus complexes, construction psychique de l’enfant dans l’intime partagé avec ses parents. L’enjeu en est la possibilité de l’émergence d’un sujet, du nouage entre le réel de son corps, son image, forme dans laquelle il se reconnaît, et la prise dans le symbolique de cette reconnaissance. Pour que ceci advienne, l’enfant aura été anticipé dans le discours de ses parents, puis ceux-ci auront pu se laisser déborder, laisser leur enfant entamer ce discours et s’y creuser sa propre place »16 .
Mika s’organise donc autour d’une identité sexuée non affirmée qui lui permet de donner sens au regard qui l’a fait abject, étrange, du côté de l’incertain : il-elle valide le regard qui l’a reconnu comme tel, au prix de l’abjection et de la honte qui lui permet de continuer à s’éprouver, en même temps qu’il continue à être dans l’interpellation de l’Autre : l’enjeu est dialectique.
Cet être au monde « efféminé » dès la plus tendre enfance, c’est aussi ce que me raconte Véra, analysante qui a fait un parcours transgenre il y a de nombreuses années et a été opérée. Efféminée, c’est ainsi qu’elle s’est toujours vue. Elle est ouvrière dans un milieu essentiellement masculin, témoin de son passage d’un sexe à l’autre non sans remous. Elle me racontera ses doutes d’enfant, puis adolescent, doutes qui prendront alors la forme d’une bisexualité assumée mais insatisfaisante. Elle me relate aussi sa honte, les impossibles confidences à ses copains et à sa famille, sa détresse, puis son éloignement au plus loin de chez elle et au plus près de Paris. Elle me parlera des violences, verbales et physiques, des intimidations : si t’es pas un homme j’te baise sinon vient te battre ! » lui lancera goguenard un de ses camarade de travail qu’elle pensait être un ami. Elle assumera sa transition dans ce milieu plutôt viriliste, tiendra bon malgré les rejets. La honte pour Véra est également l’expression du traitement d’un réel qui échappe aux rets du symbolique et de l’imaginaire, d’un informe.
« Tu fais honte » est une interpellation qui lui revient, qui vient de ses frères, de son père, du regard maternel aussi qui fuit mais revient parfois, en faux fuyant. Elle s’est toujours vécue comme indigne, un sentiment qui souvent l’a paralysée : enfant elle était un garçon immobile, effrayé, peu assuré. Les jeux dit « de fille » lui paraissaient moins dangereux et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvé du côté du féminin plus que du masculin, affublée du titre de « fille manquée » qui, au moins, lui donnait un statut, une identité lui permettant de prendre forme, de se définir dans des contours, mais un statut qui a donné la part belle au rejet et au redoublement de la honte prise dans des regards qu’elle fuyait en même temps qu’elle les quêtait, les anticipait. Les rêves répétés de chute sans fin, de terreurs, de fantômes, de liquéfaction lors desquels elle disparaissait dans les éviers ou les égouts, les angoisses de dépersonnalisation nous ont ramenés à l’abject, aux contours incertains et à l’absence de l’objet qui contient.
Pour Alain Ferrant, la honte primaire « émerge dans le mouvement même des échecs plus ou moins marqués (d’une) double articulation entre satisfaction et butée » qui implique l’objet. La non satisfaction laisse le sujet impuissant et passif face aux excitations qui le déborde et le renvoie à une représentation d’« un monde non malléable, non disponible, qui ne (lui) renvoie aucun reflet adéquat », tandis que l’absence de butée le laisse « « à découvert » sans construction suffisamment solide d’une intériorité à la fois compacte et masquée »17. C’est l’absence de reflet, de n’être pas repris dans le regard d’un autre qui le confirme dans ses éprouvés, c’est le défaut d’investissement qui passe par l’indifférence ou le rejet qui laisse le sujet nu, en détresse de ne pas prendre place, de ne pas compter comme signifiant valeureux, d’être hors contenance, de ne pouvoir aller vers lui-même comme projet idéal.
Aussi la honte, dès lors qu’elle s’organise comme « mode à être » chez Mika et Véra, peut être ce qui vient soutenir le sujet dans son processus de réappropriation de l’expérience de soi, ce lui permet de s’éprouver comme corps, par l’éprouvé tel qu’il a construit l’expérience de soi. Mais ce peut être aussi, dans un mouvement dialectique entre le beau et le laid, un dépassement de cette honte que Sartre a évoqué dans l’être et le néant, qui est la confirmation « d’être un objet, c’est à dire de me reconnaître dans cet être dégradé dépendant et figé que je suis pour autrui », confirmation et dépassement ici de l’abjection par la beauté, par le voile qui permet de se parer de contours qui feront un corps visible qui sépare de l’autre, faire l’expérience d’un corps qui permet « d’exister pour soi comme présence à soi » (Sartre).
Andréa Lihnares propose de penser une clinique du dévisagement, en lien avec des expériences de l’informe, de chute : une identification au vide qui traverse le regard de l’Autre, vide dans lequel l’enfant se sent chuter. Dès lors « Transformer son corps est (...) une tentative de se parer d’une forme lorsque l’effroi a dévêtu le sujet de toute forme. ». Une forme pour prendre forme dans le regard.
Pour l’une comme pour l’autre il y aurait pu y avoir pour enjeu, dans ce parcours transgenre, la possibilité de rejouer le stade du miroir comme formateur de la fonction du je (Lacan), permettant comme le dit Patricia Gherovici18, d’établir une relation au corps d’« incarner sa réalité charnelle en vue d’étoffer sa subjectivité ». Pour l’une comme pour l’autre cependant se rejoueront l’interpellation par l’insulte ou l’abjection, l’incompréhension, le rejet, la mise au rebus qui font répétition du trauma et redoublement de la honte. La perpétuation des regards qui s’organisent dans la fuite, le rejet, la moquerie, le dégoût les a ramenées encore et encore, à une expérience d’abjection qu’elles n’ont eu de cesse de refuser par l’interpellation du regard de l’autre, appel à l’autre, et par une sublimation de l’abject. La sublimation est entendue ici au sens littéral du sublime : au-dessus (sub) de la limite.
Ce qui est très questionnant est le caractère efféminé dans leur développement qui est remarquable. Ne s’agit-il que de ressenti ? de construction narrative dans l’après coup ? Au-delà de la honte qui leur est commune, Mika et Véra sont-elles des femmes dans des corps d’homme ? Pourquoi le destin biologique n’a-t-il pas pris forme dans une identité sexuée et de genre correspondant à l’assignation ?
Notons que si, l’anatomie, le biologique via les chromosomes entrent en jeu dans le destin des identités sexuées, de genre et sexuelles, leurs histoires, et l’histoire montrent qu’ils ne suffisent pas... L’expérience clinique par ailleurs confirme qu’elles relèvent d’un cheminement subjectif qui échappe au sujet lui-même, d’un destin singulier qui va confirmer, ou non, l’anatomie. Déjà, du seul point de vue du biologique, le fait d’être un embryon XX ou XY ne suffit pas à faire destin : selon Didier Lippe « Si le sexe anatomique est fixé dès (la) première rencontre (des gamètes (…) sauf en de rares exceptions), l’imprégnation hormonale, elle, peut être variable d’un individu à l’autre et influer différemment sur certains traits de la personnalité et du comportement, socialement plus marqués féminin ou masculin. »19 . Notons aussi que les dites « rares exceptions », appelés maintenant « intersexes »concernent jusque 4 % de la population, ce qui fait dire à Anne fausto Sterling20, biologiste, qu’il faudrait considérer au moins 5 sexes : mâle, femelle, « herm », (hermaphrodite vrai, avec des ovaires et des testicules), « merm » (pseudohermaphrodite mâle avec testicules, pénis et ovaires) et « ferm » (pseudohermaphrodites femelles avec ovaires, sexe féminin et testicules). Mais le biologique n’empêche pas, dira t-elle plus tard, que l’enjeu est une identification au genre proposé par le social. Serge Hefez, psychanalyste, également parle de 5 sexes : le sexe anatomique le plus souvent mâle ou femelle, le sexe chromosomique qui n’est pas toujours si différencié que ça et comporte des anomalies, le sexe hormonal, également fluctuant le sexe social (homme ou femme) et le sexe psychique qui fait identités sexuées. Vous avez dit binarité ? Voilà du côté du sexe. Et en regardant du côté du genre, nous pouvons d’ores et déjà remarquer avec Jean Laplanche21 qu’il n’est pas partout binaire. Ainsi des Bugis en Indonésie qui reconnaissent 5 genres : femme, homme, femme masculine, homme féminin et les bissus, qui peuvent être les deux à la fois et qui ont des rôles liés au sacré.22
Ily a donc des structures sociales pouvant supporter un au delà du binarisme.
Pour Mika comme pour Véra, quelle que soit la dimension du biologique, c’est dans cet enjeu intersubjectif et social de reconnaissance qui fonde le corps dans ses limites, le sujet dans son intimité que semble s’être scellé un destin, celui de l’abjection et de l’informe. Loin d’être dans des fantasmes d’auto-engendrement dégagé de tout ordre symbolique, c’est dans un engagement vers l’Autre, dans un appel, une interpellation que s’est construit le symptôme transgenre, symptôme ici entendu comme création propre permettant de se tenir comme sujet.
- D’abord la honte, destitution subjective, qui semble être renversée en sauvegarde subjective qui servira d’appui à la sublimation de l’abject. De s’éprouver honteux et d’être dans une interpellation à l’autre, de son regard permet au sujet de continuer de s’éprouver et d’engager un mouvement de subjectivation. L’éprouvé de honte s’inscrit dans son corps, la honte est un signifiant fait corps.
Ainsi nous pourrions rejoindre Serge Tisseron23 sur les aménagements structurants de l’expérience de la honte dont l’ambition, qui est ici ambition à être, à devenir, à être pris dans un signifiant qui inscrive le sujet au champ de l’Autre.
- Mais une ambition qui est aussi prise dans la logique du désir, c’est-à-dire toujours en tension entre désir de l’Autre et le désir d’être, soutenu par l’émancipation et la déprise de l’Autre. Il s’agira de prendre corps donc, de s’essayer dans un genre plutôt qu’un autre pour tenter de se dégager de la honte qui se soutient de l’inconsistance de la présence et de la difficulté d’y saisir le signifiant de son être.
Pour Mika et Véra, face à un Autre qui n’en finit pas de ne pas répondre ou de répondre du côté de l’abjection, pourrait-il y avoir tentation d’aller vers un genre fantasmatiquement moins excluant que celui que leur confèrent leurs sexes ? Ou une identification à la personne genrée qui a permis que s’accrochent les regards, même fugaces ? Le genre, dit Evzonas se référant à Laplanche, est une aide à la traduction. C’est à dire qu’il vient lier la pulsionnalité partielle et avec elle « les terreurs sans nom et terreur de l’informe ». Ainsi il permet « l’unification de l’identité psychocorporelle » et « est appelé à faire tenir l’image spéculaire ». Car notons-le : il ne s’agit pas pour Véra de remettre en question la binarité des sexes et des genres, mais bien de s’inscrire dans un genre qui fait tenir son corps. Pour Mika, cette prise en corps est plutôt fluctuante et fait penser à ce qu’on appelle maintenant « la fluidité de genre », mise en scène et en corps de l’entre deux, de l’indéterminé qui cherche à se déterminer, qui vise entre apparition et disparition, la maîtrise de l’effroi de disparaître.
Mika n’est pas dans le registre militant qui revendique, c’est-à-dire qu’elle n’est pas dans une identification au discours Queer qui n’était que peu présent à l’époque. Du fait de l’absence d’un tel discours dans le champ social qui aurait permis qu’elle s’inscrive dans un « nous », de faire corps avec d’autres, en suppléance, elle vivra un esseulement qui la maintiendra du côté de la honte, d’une forme de masochisme nécessitant paradoxalement de susciter le rejet pour s’assurer de son existence. La fin de Mika sera tragique, par son esseulement, je l’apprendrais quelques années après notre dernière rencontre.
Mais certains préfèrent parler d’exhibition de jouissance, d’annulation du désir voire d’avènement du totalitarisme lié à l’effacement des limites et aux nouvelles revendications qui prennent place dans le champ social.
Reprenons donc, le regard de nos psychanalystes sur les personnes trans : Mika et Véra sont-elles les victimes ou des agents de la post-modernité, dans une exigence de jouissance toute qui les amènent à s’organiser en communauté de particularité mettant en danger le commun ? Sont-elles, parce que non accessibles à la castration, prises dans le fantasme de jouissance sans entrave engagée par les philosophes post structuralistes ? Ingénieuses perverses leur enjeu serait d’échapper à la soustraction de jouissance, à la coupure pour être ce sujet postmoderne sans verticalité, sans Autre. Sont-elles les savantes victimes du néolibéralisme qui, par elles, tend à faire exploser toutes limites en créant une société qui n’engage plus de résistance face à la conviction intime des individus, c’est à dire leur toute puissance infantile ? Sont-elles tout cela, où continuent elles à être des figures de la monstruosité, de l’abjection au sens où en parlent Kristéva et Butler ? Une abjection née d’une norme qui, par un geste d’exclusion, vient raffermir ses limites propres. Un abject hors binarité qui fait frontière donc, et réaffirme les sujets de la norme dans leur identité, et les sujets anormaux dans leur abjection.
Le discours, dit Kristeva ne paraît « soutenable qu’à la condition de se confronter sans cesse à cet ailleurs, poids repoussant et repoussé, fond de mémoire inaccessible et intime : l’abject. »24Voilà ce qui pourrait être la fonction des personnes trans dans le champ social occidental, dès lors qu’on souhaite les y laisser, ce à quoi participent certains de nos psychanalystes déclinistes. Il faut noter sans doute avec Claire Nahon25 à quel point le corps du « transsexuel » que nous appellerons maintenant transgenre, sidère d’incarner ainsi la différence des sexes et fait vaciller nos catégories de pensées. Il personnifie ce qui aurait dû rester caché, ce qui est habituellement voilé : l’instabilité de l’identité sexuée, de la valence des sexes dans l’inconscient, la vitalité même du sexuel c’est-à-dire le tumulte du pulsionnel avec ses risques de débordement, d’absence de bords. Et si le discours de nos psychanalystes déclinistes était une caricature du traitement occidental du sexuel ?
En allant faire un petit tour dans l’histoire des transidentités accompagnés de Thomas Laqueur26, Foucault, Clovis Maillet27 et quelques autres, il apparaît que les transidentités ont parcourus l’ensemble des civilisations avec des traitement variés, entre tolérance, persécution et institutionnalisation.
L’intérêt de la théorie de Laqueur est de rendre compte de l’historicité du découpage des catégories de sexe et de genre. Pour lui il y a, dans l’histoire, antériorité du genre sur le sexe, c’est à dire que le corps relève d’une logique discursive. Dans un premier temps, nous dit-il, le corps est unisexe : il n’y a qu’un seul sexe et la femme est un homme imparfait, ce qui permet de justifier des inégalités de genre. Dans cette logique d’un sexe unique qui prévaut jusqu’au XVIII e siècle, le genre relevait d’une identité ontologique et le sexe était appréhendé à partir du paradigme du masculin, le féminin étant considéré comme imparfait ou inversé. Le genre, en tant qu’il est norme sociale est scindé dans la Grèce antique entre l’anêr, le citoyen adulte qui a pour rôle la protection de la patrie et la gunê, mère, épouse qui a pour rôle la procréation. L’anatomie, bien étudiée en particulier par Gallien, ne vient que confirmer la distinction de genre entendu comme assignation sociale avec normes de comportement, normes qui étaient référée au cosmos. Et avec elles, l’idéologie de genre qui magnifient les qualités du masculin, l’andreia grecque (ou virilita romaine), masculinités dominatrices et guerrières et dans leur continuité la domination patriarcale que représente le pater familias.
Dans un second temps, le sexe se différencie à partir de la fabrique du corps féminin. Nous sommes au XVIII eme siècle, siècle des lumières mais aussi de la science et de son discours rationnel, binaire, classifiant. Le genre est définit à partir du sexe et de ses différences biologiques et relève de rôles et de qualités déterminés par lui. Au-delà de l’égalité ou de l’inégalité dans les relations, c’est la différence qui prime et qui vient naturaliser les qualités et les rôles à partir d’un socle biologique. Il y a sexualisation du genre. L’incommensurabilité de la différence va éloigner les femmes de la vie civile et de toute aspiration à la vie publique dans le cadre d’un discours naturalisé qui porte sur le réel du corps : les menstruations, l’enfantement. Altérité radicale, la femme du côté du genre comme du côté du sexe reste figure d’abjection, entre répulsion et fascination. Comme le reprends Freud dans « la tête de la méduse », 28 la représentation du sexe féminin renvoie l’homme à une castration imaginaire, et à l’effroi. A partir du XVIII siècle, c'est donc à partir de la biologie comme science et non plus à partir la métaphysique que vont se construire les discours qui justifient l'inégalité entre les sexes.
Mais dans l’histoire occidentale, il y a une autre forme d’abjection qui est celle des transidentités, qui repose sur un principe similaire : la peur et la haine de la jouissance illimitée imaginée du côté de l’Autre, le féminin, l’homosexuel, le trans, l’étranger ; un Autre sans limite qui ne serait pas à soumis la castration. L’abjection, exclusion hors du champ social, va fonder l’existence du groupe à partir de la norme, du comme un au sens du conforme.
C’est dans ce cadre que se justifient toutes les persécutions à partir du genre ou à partir du sexe, mais toujours référés à une sacro-sainte binarité si ce n’est que la science a pris la place de dieu, lui-même avait pris celle du cosmos.
Notons juste quelques exemples pour les transidentités, ces voix hors normes qui démontrent que de tout temps qu’il y a passage entre les genres, bousculant ainsi les normes sociales construites qui définissent les places et les rôles, bousculant l’ordre du monde.
Au plus près de nous, Foucault, qui préface l’édition des mémoires d’Herculine BABIN, souligne que l’acharnement de la médecine à vouloir trouver le « vrai sexe « va la mener au suicide. Cette question reste vivace dans notre époque, ainsi que les multiples agressions qui augmentent au fur et à mesure que se rendent plus visibles les identités non conformes.
Dans la mythologie grecque, nous connaissons la figure d'Hermaphrodite29, , ainsi que celle de Tirésias transformé en femme par deux serpents dont il perturbe l’accouplement. Acteur d’une bisexualité vécue qu’il devra juger à l’aune de la jouissance, il perdra la vue mais gagnera en don de divinité d’avoir souligné la supériorité du féminin sur le masculin en la matière.
Dans la réalité cependant, les enfants nés « hermaphrodites » seront, comme œdipe, « exposés », c’est à dire abandonné et confiés au destin qui les mènera le plus souvent vers la mort. Malgré une division genrée au niveau social plus qu’en lien avec la différence sexuelle, la binarité restait stricte et les personnes adultes repérées comme hermaphrodites ou androgynes pouvaient être mises à mort. Ainsi la bisexualité incarnée de l’« hermaphrodite » ou de l’androgyne restait une monstruosité. 30A Rome, la loi autorisera puis obligera vers 450 avant J.-C à tuer les nouveaux nés mal formés, monstrueux et en particulier ceux dont le sexe n’est pas déterminé.
Plus tard, la rencontre des colonisateurs français et espagnols avec des « berdaches » (comme ils les ont appelés) ou two spirit amérindiens31(tels qu’ils se nomment eux même) démontre chez ces peuples une fluidité de genre qui va jusqu’au transgenrisme (selon nos codes, pour les indiens, c’est une différence d’ordre spirituelle).
Un jésuite français décrit très précisément un parcours transgenre qui a toute sa place dans la société illinoise : « le travestissement dès l’enfance, le célibat, l’adoption du rôle et des activités féminines, la participation “ à la manière des femmes ” à la guerre (activité masculine valorisée), une fonction cérémonielle voire religieuse importante, un rôle politique et un statut valorisé s « : ce sont des » manitous », et « rien ne peut se décider sans leur avis ». 32 Cependant « au nom du bien », Vasco Nunez de Balboa, qui a découvert le Panama en 1513, a fait déchirer par ses chiens 40 « femmes trans » pour crime de sodomie. 33
En Inde ancienne, la fluidité des genres est portée dans les textes de l’hindouisme qui met en scène des divinités qui passent d'un genre à un autre. Shiva en est un exemple, qui est représenté fusionnant avec sa parèdre. La communauté des"hijras"qui apparaît dans l’antiquité indienne et qui été reconnue comme troisième genre en 201434 avec d’autres identités de la communauté LGBTQ+, sont des hommes, ou intersexes considérés comme relevant du genre féminin. Asexuées, elles portent protection, chance et bonheur dans les foyers et parfois vivent de cette considération, et dans le même temps, parce qu’elles pourraient porter le mauvais œil, subissent le plus grand des mépris et l’ostracisme. Avec la colonisation, elles sont condamnées à mendier et à se prostituer ; Sous l’occupation britannique elles ont été criminalisées car soupçonnées d’homosexualité.
Qu’il s’agisse de troisièmes genres ou d’un traitement particulier de l’anormalité, il y a des sociétés qui articulent différemment le sexe, le genre et la sexualité, comme l’a repéré Nicole Claude Mathieu 35, des constructions mise à mal par la colonisation moderne qui a situé du côté de l’abjection tout ce qui ne rentrait pas dans son idée d’ universalisme36. Du côté de l’anthropologie et de l’histoire, les exemples sont multiples de sociétés qui organisent autrement ces rapports comme les Inuits ou encore les Mahu à Tahiti. Cette pluralité devrait permettre à nos psychanalystes de s’interroger sur l’ordre symbolique tel qu’il est parfois repris : du côté du sacré, hors questions sociales et mouvement instituant. Toute mutation sociétale étant alors repérée par eux comme affaiblissement : du lien social, de la fonction symbolique, de l’autorité du père, affaiblissement qui amène, nous dit-on, au pire : au matriarcat, à la guerre civile et à la décivilisation.
Alors, un sujet postmoderne notre sujet transgenre et les questions qu’il nous amène ? Peut-être, si l’on ne confond pas postmodernité et néolibéralisme et si la postmodernité, étant la fin des grandes vérités engage un changement de perspective qui permet à l’idée moderne de sujet de ne pas se trahir, de ne pas récuser les identités et subjectivations plurielles qui ne rentrent pas dans son idée d’universel. Oui si le postmodernisme est ce temps qui permet d’historiciser les structures et de rendre compte d’un sujet acteur du social, de ses lois et de ses valeurs et des normes qui organisent le monde humain, fonde la culture dans lequel le sujet peut s’intégrer, c’est à dire d’un ordre symbolique dont un ordre sexuel construit, et non issu d’un réel naturel. Oui si le postmodernisme propose un sujet qui n’est pas qu’assujettit au nom de la raison, sauf à être fou ou pervers. Vouloir construire un nouveau modèle social, proposer des nouveaux repères identificatoires est toujours, selon moi, désir de pouvoir s’inscrire dans le Autre lorsque celui-ci est excluant de ne pouvoir y prendre place.
C’est probablement aussi dans ce cadre postmoderne qui permet de donner voix aux sans voix que s’inscrit la pensée dite « queer », qui vient transgresser les classifications modernes, interroger l’identité, le cadre fixe et binaire des signifiants de l’ordre symbolique, l’autorité et les représentations traditionnelles. Elle est issue de la French Théorie qui reprends les philosophes « post structuralistes » que sont Foucault et Derrida. La dimension généalogique du premier permet de sortir des cases naturalistes et essentialistes de la différence des sexes, et le concept d’indécidabilité du second engage la possibilité d’un pluriel dans le genre et dans le sexe. L’enjeu du mouvement queer est de contester et de brouiller le dualisme homme/femme plutôt que de faire disparaître la différence des sexes, pour que s’engage un discours sur la pluralité. Pour cela, il faudra historiciser le genre et le sexe, le dénaturaliser, ce qui passe par une déconstruction au sens Derridien du terme.
Si avec Delruelle on envisage que « La postmodernité n’est (...) pas simplement la fin des grands récits (mais) le moment où nous modernes sommes mis face à nos contradictions, c’est-à-dire face à nos responsabilités. »37, je propose que puisse se penser une psychanalyse postmoderne, qui s’engage dans l’écoute des identités hors normes, avec le souci, au cœur même de sa présence dans le champ social et de sa pensée, d’historiciser le sujet comme les rapports sociaux de sexe et de genre qui participent à sa constitution. Qui permette aussi de soutenir les voies du désir en tant qu’elles relèvent d’un espace de liberté singulier (qui n’est pas à confondre avec la toute-puissance) et en tant qu’elles permettent non pas une « autodétermination », mais une création subjective, c’est à dire un symptôme.
Car trans, queer ou cis, il s'agit toujours de subjectivation : de passer du sexuel dans le corps à du sexué dans le Autre. Il s’agit toujours de s’inscrire dans du commun38, encore faut il que celui fasse place, et se laisse transformer. Les adolescents d’aujourd’hui en font part autrement qu’avant de cette subjectivation, avec plus de créativité dans l’expression de leurs genres, questionnant un binarisme qui nous semblait « aller de soi », dans une démarche réflexive étonnante qui explore diverses possibilités d’être et qui laisse la part belle au désordre de l’inconscient, celui qui ne se laisse pas si facilement ranger, et de fait à l’incertitude et l’indétermination.
Pour continuer à les écouter, il importe de s’appuyer sur cette réalité qui ne cesse pas d’être refoulée : la dimension hors norme du sexuel et de la subjectivation. Il importe aussi d’arriver à compter au-delà de deux pour penser le multiple en tension dans l’un, entre genre, identités sexuées et sexuelles, et de repérer pour les analyser ces mécanismes de défenses dans le champ analytique qui, sur la base d’une sacralisation du symbolique, construisent une psychanalyse normative qui ne pense le sujet que déterminé voire surdéterminé, et jamais déterminant.
1. Voir la présence d’Aude Mirkovic de l’association « juristes pour l’enfance » et figure de la manif pour tous à l’observatoire de la petite sirène, qui fait également la promotion de son livre avec Claire de Gatelier, de l’association « Famille et liberté ».
2. « Le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir ». Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, mars 2005, p. 136
3. Derrida, J. (2006) L’animal que donc je suis. Paris, Galilée. Le phallogocentrisme est la domination du masculin qui monopolise la parole et manipule la raison. Le point de vue du masculin est privilégié pour fabriquer et rendre compte du sens du monde.le phallus, posé en structure éternelle et immuable, est une norme symbolique qu’il est cependant possible de déconstruire, d’en démontrer le statut contingent.
4. Pierre Henri Castel parle d’un « dogmatisme de la Loi symbolique ». http://pierrehenri.castel.free.fr/Articles/Melman.htm
5. Mannoni, O. (1982). Ça n’empêche pas d’exister. Paris : Éditions du Seuil, p 82.
6. « J. Lacan lors de la présentation de Michel H le 21 février 1976 « Vous faire opérer, c’est quoi ? C’est essentiellement vous faire couper la queue." (...)"Pauvre vieux" https://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/1976-02-21.pdf
7. https://www.jeanallouch.com/document/211/2003-Couverts-de-honte
8. Entre autre Fabrice Bourlez, Sophie Mendelsohn, Sabine Prokhoris, Sylvia Lippi, Thamy Ayouch.
9. Evzonas, N. Transphobie psychanalytique ou le trauma généralisé du genre. https://shs.cairn.info/revue-recherches-en-psychanalyse-2020-2-page-103?lang=fr
10. Ayouch, T. L’injure diagnostique. Pour une anthropologie de la psychanalyse. Cultures-Kairos :
Revue d’anthropologie des pratiques corporelles et des arts vivants, 2015. hal-01511341
11. https://www.cairn.info/revue-champ-lacanien-2008-1-page-23.htm&wt.src=pdf
12. Scotto di vettimo, D. (2007) Vivre et survivre dans la honte. P. 24
13. Delphine Scotto di Vetimo. Ibid p. 29. Plus précisément elle évoque le redoublement de la honte du sujet qui se voit honteux, une « honte de la honte » qui est forme de dédoublement dans le miroir et tentative de se maintenir sujet. Une tentative à priori vouée à l’échec puisque prise dans la relation a-a’ du shéma L qui n’engage pas l’Autre symbolique.
14. Schmoll, P (2020) L’invention du moi. Une lecture médiologique du rapport au miroir. Patrick Schmoll.
La Société Terminale 2 : Dispositifs spec[tac]ulaires, Editions de l’Ill, pp.107-152, Collection
”Futurs indicatifs”, 978-2-490874-12-5. halshs-04450608
15. Freud, S. « Pour introduire le narcissisme » [1914] in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1989, p. 85.
16. Condat, A. (2016). L’affirmation transgenre dans l’enfance et à l’adolescence – Sexe, science et destin
Extrait de l’ouvrage collectif Les psychoses chez l’enfant et l’adolescent, sous la direction de Jean-Marie
Forget et Marika Berges-Bounes, Eres
17 FERRANT, Alain. La Honte et l’emprise, Revue Française de psychanalyse 2003/5 Vol. 67 p.1781 à 1787
18. Gherovici, P. « La « réelité » du corps trans entre beauté et plasticité » https://www.editions-eres.com/uploads/documents/sommairepdf/202006051441107_tdm_clinique-lacanienne-nd31.pdf
19. https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2016-1-page-27.htm
20. Fausto-Sterling, A. (2012) Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte,
21. Laplanche, Jean. (2014) Le genre, le sexe, le sexual in Sexual. La sexualité élargie au sens freudien. PUF p. 153-193
22. Hamonic G. Travestissement et bisexualité chez les "Bissu" du Pays Bugis. In: Archipel, volume 10, 1975. pp. 121-134;
23 Tisseron, S. « De la honte qui tue à la honte qui sauve », Le Coq Héron, 2006/1 n°184, p. 18-31.
24. Kristeva, J. (1980). Pouvoirs de l’horreur : essai sur l’abjection. Paris : Seuil. P. 14
25. Nahon, C. (2006). La trans-sexualité ou l’en dehors des formes (défiguration, déformation, déchirement). Cliniques méditerranéennes 74, p. 5-26
26. Laqueur T. (1990), La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident,
Gallimard, coll Essais, 1992
27. Maillet, C. (2020) Les genres Fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans.Ed Arkhê.
28. Freud, S. (1985) « La tête de la méduse » in Résultat Idées Problèmes. Paris PUF . p49-50
29. Voir Ovide. Les métamorphoses
30. https://www.cairn.info/revue-diogene-2004-4-page-3.htm
31. https://journals.openedition.org/etnografica/316
32. Hérault, L. «Transgression et désordre dans le genre : les explorateurs français aux prises avec
les “ berdaches ” amérindiens», Etnográfica [Online], vol. 14 (2) | 2010, posto online no dia 21 outubro
2011, consultado o 10 fevereiro 2022. URL: http://journals.openedition.org/etnografica/316 ; DOI:
https://doi.org/10.4000/etnografica.316
33. Petrella, S. & Borgeaud, P. (2020). Penser et représenter un troisième genre dans les Amériques (xvie-xviiie s.). Le massacre des « hommes-femmes », entre images et littérature. Frontières, 31(2). https://doi.org/10.7202/1070333ar
34. https://theconversation.com/les-hijras-une-communaute-transgenre-en-voie-de-disparition-106412
35. Claude Mathieu, Nicole.’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes Editions, coll. « Recherches », 296 p., p. 227-266.
36. Un universalisme d’avant les lumières, chrétien, basé sur un universalisme de la doctrine et d’une organisation socio politique hiérarchisée qui la maintien et la répand (l’église).
37. Edouard Delruelle. Au cœur du travail de culture & démocratie. https://www.cultureetdemocratie.be/uploads/2020/11/Journal_39-3.pdf
38. Peut être peut on comprendre le fameux « communautarisme » si décrié comme tentative de refaire du commun, de soutenir des pratiques solidaires dans un un monde qui fragmente et isole, qui exclut le hors norme. Le « repli » serait alors une conséquence du rejet et de la ségrégation, et non une cause. Du commun donc, qui n’exclut pas le singulier et ne fonde pas de catégorie de l’abject. Aussi, au-delà de toute moquerie, le fameux LGBTQA+ et autres pourrait rendre compte d’une tentative de rassemblement autour d’idées et de valeurs communes hors conformité, de refaire lien en réponse à l’individualisme libéral.